DISC 3

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DISC 3 / December, 1966 - December, 1967

 

1 - Knock on Wood / 2 - Lovey Dovey / 3 - New Year's Resolution
4 - Ooh Carla, Ooh Otis / 5 - Stay In School / 6 - You Left The Water Running
7 - The Happy Song / 8 - Hard To Handle / 9 - Amen
10 -  I've Got Dreams To Remember / 11 - Champagne And Wine
12 - Direct Me / 13 - Merry Christmas Baby / 14 - White Christmas
15 - Love Man / 16 - Free Me / 17 - Look At That Girl / 18 - The Match Game
19 - Tell The Truth / 20 - (Sittin'on) The Dock of The Bay

 

Six des dix titres de l'album furent enregistrés avec Otis et Carla dans le studio au même moment. Pour les quatre autres Otis accoucha de sa partie en premier et Carla y ajouta la sienne quelques jours plus tard car tous les deux avaient contracté des engagements pour des concerts à des moments différents pendant les séances d'enregistrement. De ceux qui sont inclus ici, seul NEW YEAR'S RESOLUTION fut enregistré séparément.

L'un des standards de tous les temps des groupes de bars, KNOCK ON WOOD, selon le coauteur Eddie Floyd, avait originellement été écrit pour Otis mais avait été rejeté par Jim Stewart (bien que son partenaire dans l'écriture, Steve Cropper, ne se souviens pas du tout de cette histoire). "Je le voulais pour Otis Redding," raconte Floyd. ""Ce serait un bon titre pour Otis." Jim Stewart dit "Non, je ne vois pas Otis Redding chantant cette chanson." Je dis "Oh ! Si, mec ça serait un titre d'enfer pour lui." Mais il ne l'entendit pas ainsi."

Isaac Hayes écrivit le pont et Al Jackson contribua avec l'idée de l'accroche de batterie après "You gotta knock.... [29]" Floyd continue l'histoire "Il pensa à Steppin' Fetchit [30] et à Open The Door Richard [31],"... Je dis "Peux-tu la faire sonner comme si tu frappais à la porte ?" Il dit "Ouaip ! Boom boom boom boom On Wood [32] ­ Ouaip ! Je l'ai.""

La progression des accords est celle de MIDNIGHT HOUR de Wilson Pickett (également écrite par Cropper et Floyd et enregistrée à Stax) mais à l'envers. Otis et Carla adoptent un rythme frénétique comparé à celui du propre tube d'août 1966 de Floyd, blitzkriegant la chanson de la même façon qu'Otis avait déjà attaqué SATISFACTION et DAY TRIPPER.

TRAMP et KNOCK ON WOOD entrèrent toutes les deux au hit-parade en 1967, pour Otis et Carla. Quand TRAMP sortit en single en Avril 1967, il atteint la 2ème place du hit-parade R&B et la 26ème en pop. KNOCK ON WOOD atteint à son tour les 8ème et 30ème places des hit parades R&B et pop respectivement, en Septembre 1967.  Un troisième single, une reprise de la 2ème place du hit-parade R'n'B de 1954 des Clovers, LOVEY DOVEY, entrerait au hit-parade à titre posthume en 1968, et atteindra les 21ème et 60ème places respectivement. Otis et Carla réinterprètent aussi cette chanson de façon dramatique, transformant une performance harmonique cadencée pour groupe vocal en un duo brûlant emballé.

La face B de LOVEY DOVEY, NEW YEAR'S RESOLUTION, était une collaboration interne à Stax entre Randall Catron, Mary Frierson (qui avait auparavant enregistré trois singles en tant que Wendy Rene chez Stax en '64 et '65) et Deanie Parker Catron (qui avait déjà enregistré deux singles chez Volt en 1963 et '64 et, à ce moment là, était l'un des piliers du personnel des bureaux de Stax). Carla et Otis semblent si proches sur cette interprétation qu'il est difficile de croire qu'ils ont enregistré leurs parties à des jours différents. Autant l'album original que le troisième disque de cette anthologie [33] se termine avec une course sans fin, co-écrite par Al Bell et Otis, et justement, même si de façon un peu ridicule, intitulée OOH CARLA, OOH OTIS.

 

Carla assure qu'il y avait un projet d'enregistrer un album de duos à chaque Noël suivant. Effectivement, après la courte rafale de dates prises pour Otis, début décembre 1967, s'il avait vécu, elle dit qu'ils allaient entrer en studio pour enregistrer l'album suivant. Phil Walden ne s'en souvient pas mais il dit en revanche qu'il y avait des allusions à un album de duo entre Otis et Aretha Franklin !

 

Otis avait discuté avec Walden d'un autre concept intéressant pour un album. Il avait pensé à réenregistrer certains de ses anciens enregistrements, réarrangés à l'envers. Les ballades seraient faites plus rapides et vice versa. "C'était un concept incroyable qu'il avait. Sa version de I'VE BEEN LOVING YOU TOO LONG aurait pu être un morceau à vous botter le cul d'un bout à l'autre. Une chanson comme I CAN'T TURN YOU LOOSE aurait été une merveilleuse ballade."

 

Début 1967, le monde du rock fomentait quelque chose. Quelques mois seulement nous séparaient de la sortie de SERGENT PEPPER et du premier album des Doors, la mode psychédélique était solidement installée et nous n'étions qu'à quelques semaines du premier single d'Aretha Franklin pour Atlantic Records. Ce serait aussi la dernière année de la vie d'Otis Redding mais, si jamais un artiste se retirerait sous les feux de la gloire, ce serait Otis. La sortie de l'album KING AND QUEEN, de SWEET SOUL MUSIC d'Arthur Conley, la tournée européenne de Stax/Volt, Monterey et (SITTIN' ON) THE DOCK OF THE BAY étaient encore devant lui.

Après le succès de TRY A LITTLE TENDERNESS, l'apparition suivante d'Otis dans le hit-parade fut en tant que producteur et auteur de la 2ème place du hit-parade Pop et du carton R'n'B d'Arthur Conley, SWEET SOUL MUSIC. Otis, en tant qu'entrepreneur, avait déjà été actif pendant deux ans à cette date. Pendant l'été 1965, en partenariat avec Joe Galkin et Phil et Alan Walden, il avait fondé une maison de production, Jotis Records, et son bras éditeur, Redwal Music. Jotis ne dura que le temps de quatre productions, deux par Arthur Conley et un chacun par Billy Young (rencontré à l'armée par Phil Walden) et par Loretta Williams (une chanteuse du groupe de tournée d'Otis). En 1966 Otis produisit deux autres singles par Conley, chez Fame, avant de le transférer chez Atco et de cartonner avec SWEET SOUL MUSIC. Basé sur YEAH MAN de Sam Cooke et avec une intro de cuivres attribuée diversement à une publicité pour le café Maxwell House ou pour les cigarettes Marlboro, SWEET SOUL MUSIC était une litanie ingénieuse de louanges aux grands de la soul, qui prit immédiatement sa place de standard du genre. Ce fut aussi une excellente manière de lancer ce qui allait être la dernière année de la vie d'Otis.

 

Quelques mois après avoir enregistré KING AND QUEEN, Otis, Carla, Sam & Dave, Eddie Floyd, Arthur Conley, Booker T. & The MG's et les cuivres des Mar-Keys partirent pour l'Europe pour la tournée, aujourd'hui légendaire, de Stax/Volt. Pour tous à l’exception de Otis, Sam & Dave c’était leur première traversée de l’Atlantique. Arrangée et financée par l'Agence Phil Walden comme une vitrine pour Otis de l'autre côté de l'océan, "Hit The Road Stax" [34] comme elle avait été surnommée affectueusement, joua devant des salles pleines à craquer pour juste un peu moins de trente dates entre la mi-Mars et le 9 Avril 1967 prenant le continent comme un ouragan. Phil Walden affirme :  « C’était ma tournée. Je l’ai financée. Si j’avais été plus au fait à l’époque, les disques auraient été mes disques. » C’est d’ailleurs grâce à Walden qu’Arthur Conley, qui n’était pas un artiste Stax, participa à cette tournée qui faillit s’appeler le « Otis Redding Show. » Pendant cette tournée, Otis dormait dans de meilleurs hôtels que le reste du groupe, ce qui causa une certaine perplexité chez ceux qui l’avaient connu à ses débuts. Enfin, cette tournée fut également un modèle pour Walden qui recommença en 1967 avec Arthur Conley, Sam & Dave et Percy Sledge.

 

La plupart des musiciens arrivèrent à Londres le lundi 13 Mars au matin. Redding était arrivé depuis plusieurs jours pour donner des interviews, notamment à la télévision, au Eamonn Andrews Show, et Sam Moore arriva le lundi soir. La tournée commença officiellement le vendredi 17 Mars au soir, pour deux concerts au Finsbury Park Astoria. [34bis] Comme la plupart des autres salles, elle pouvait accueillir entre deux et trois mille personnes. L’ingénieur d’Atlantic, Tom Dowd avait été dépêché sur place pour les premiers spectacles et Frank Fenter, de Polygram, suggera qu’il enregistre les spectacles du Finsbury Park. Pressé par le temps, le mieux qu’il ait pu trouver comme matériel d’enregistrement portable fut deux tables de mixage à trois pistes chacune. Il les utilisa avec un délai de cinq minutes pour ne rien rater du spectacle au moment où il aurait à changer les bobines. Avec seulement trois pistes, le mixage se fit en direct. Il enregistra les deux spectacles au Finsbury Park ainsi que les deux spectacles à l’Olympia de Paris le mardi suivant, le 21 Mars. A Paris, Dowd avait réussi à se procurer deux tables de quatre pistes chacune.

 Le groupe procéda ensuite, à raison d’une nuit par ville en Angleterre puis sur le continent, Oslo, Stockholm, Copenhague, La Haye et retour à Londres pour un dernier concert le 9 Avril.

Le résultat net fut une percée massive en Europe, qui se traduisit immédiatement par la nomination d'Otis comme le chanteur mâle numéro un de l'année dans le sondage annuel de Melody Maker, remplaçant Elvis Presley qui avait occupé cette place d'honneur les neuf années précédentes. En Octobre, Stax allait être distribué en Europe par Polygram et la tournée profita aux ventes des singles de l’époque : RAISE YOUR HAND de Eddie Floyd, SOOTHE ME de Sam & Dave et DAY TRIPPER de Otis Redding. La réception européenne tumultueuse est capturée sur quatre albums live [35] qui sortirent en juillet  ­ trois volumes de la tournée Stax/Volt (The Stax/Volt Revue Volume One Live in London ; The Stax/Volt Revue Volume Two Live in Paris ; The Mar Keys and Booker T. and the MG’s Back to Back) et OTIS REDDING LIVE IN EUROPE. Deux semaines et demi plus tard, Volt sortit une version live par Otis Redding du tube de Sam Cooke SHAKE et, un mois plus tard sur Stax, la version live par Sam & Dave de SOOTHE ME. Les deux 45 tours live atteignirent la 16ème place du hit parade R&B et le milieu du hit-parade pop.

 Il peut sembler étrange d’enregistrer les premières dates d’une tournée plutôt que le climax final, quand toutes les erreurs ont été effacées et que le groupe fonctionne à plein régime. Néanmoins, Carla Thomas ne pouvant rester en Europe qu’une semaine à cause d’un engagement préalable à jouer à un concert de soutien au mouvement pour les droits civiques de Chicago, il est probable que la décision d’enregistrer les premiers spectacles provenait du désir de la voir figurer sur les disques. Joe Arnold, parmi d’autres, prétend que les spectacles ultérieurs furent bien meilleurs. Phil Walden aussi pense que les spectacles ne cessaient de s’améliorer. D’après ses propres aveux, cela faisait longtemps qu’il n’était plus un fan ; il assistait aux concerts plus par devoir. Mais l’Europe fut une exception. " Chaque nuit était plus excitante que la précédente. Il n’y avait jamais de climax. C’était de mieux en mieux. Vous ne saviez pas comment ça pourrait être mieux que ce que c’était déjà."

 Jim Stewart, en revanche, préférait les enregistrements en studio. Phil Walden se souvient d’un Stewart enragé surgissant dans la loge d’Otis après le premier spectacle à Paris. " Il déboula dans la loge : "Otis, il faut que tu ralentisses les tempos et que tu ralentisses tout de suite. Nous enregistrons et nous essayons de faire un disque." Otis dit " Je suis ici, je fais un putain de concert. Je fais des disques à Memphis, Tennessee. Ne me parle pas de mes tempos. je suis là pour faire plaisir à ces gens. Ils se foutent de ce disque qu’on est en train de faire et les tempos resteront comme cela si on joue, parce que je suis là en train de faire un concert. C’est ma carrière, là. " Jim répondit " Tu es une putain de star ! " "

 La première partie du spectacle comprenait, dans l’ordre, Booker T. and the MG’s, les Mar-Keys, Arthur Conley et Carla Thomas. La seconde partie commençait à nouveau avec les MG’s, suivis par Eddie Floyd, Sam & Dave et Otis Redding. « Tous les soirs on était triste pour Otis » dit Wayne Jackson. « Sam & Dave avaient emporté le public au paradis, aller-retour. Il fallait les traîner pour les faire sortir de scène. Ils sautaient dans le public et faisaient comme s’ils étaient devenus fous, puis sautaient sur scène et faisaient semblant de s’évanouir. Ils remportaient Dave comme s’il était mort et puis ils le ramenaient sur scène comme s’il avait ressuscité. Quand ils avaient fini, il n’y avait plus de vernis sur le sol, tout était parti. Otis était là dans un coin, en train de prier. » Eddie Floyd se souvient des publics européens comparables à l’hystérie de celui de l’Apollo [35 bis]. Pour Wayne Jackson, c’était bien pire que ça. " Sam & Dave laissaient une scène fumante, et quand Otis arrivait, il avait intérêt à être en forme. Il fallait qu’il soit au mieux de sa forme. Le public avait la bave aux lèvres quand Sam & Dave partaient, et quand Otis en avait fini avec eux c’était le chaos total. Les gens pleuraient, grinçaient des dents, criaient, sautait de bas en haut. Ils assiègaient la scène comme si c’était Elvis. Nous avions des gardes sur cette tournée qui devaient empêcher les gens de monter sur scène. C’est à dire traîner des femmes qui pleuraient, des gens qui déchiraient leurs vêtements. C’était la première fois que je voyais ça en personne. Ca faisait peur. Ils étaient fous, leurs yeux étaient écarquillés et ils voulaient tellement entrer en contact avec Otis. Ils me seraient passés dessus. Otis était halluciné. Il adorait ça. Bien sûr, il les encourageait, il leur tendait la main. Il maîtrisait le spectacle."

 En Ecosse, Otis fut traîné dans le public et la police et les gardes de la sécurité durent aller à sa rescousse et le ramener sur scène. Chaque soir, il délivrait un spectacle incendiaire. C’était un « nouvel » Otis, qui montrait un niveau de confiance et de courage légèrement supérieur à celui de ses sorties précédentes. Les disques sont la preuve qu’il apprécia le public anglais, à Londres il alla même jusqu’à plaisanter qu’il était « heureux d’être de retour à la maison », à dire de Londres qu’elle était " la meilleur ville du monde entier " et à dédier MY GIRL (qui ne fut un succès qu’au Royaume Uni) au public de l’Astoria. Les six chansons du spectacle nocturne de Redding étaient fantastiques mais DAY TRIPPER, FA-FA-FA-FA-FA (SAD SONG) et TRY A LITTLE TENDERNESS encore plus (les trois autres étant RESPECT, MY GIRL et SHAKE). Comme à son habitude, Otis redéfinit la chanson des Beatles, alors que SAD SONG était l’occasion de faire chanter le public, les MG’s, les Mar-Keys et Redding se fondant alchimiquement en une seule entité.

 TRY A LITTLE TENDERNESS était le final de son spectacle et de la Stax/Volt Revue. Phil Walden se souvient qu’il avait été suggéré que Redding termine avec WINCHESTER CATHEDRAL de New Vaudeville Band [35 ter]. " Ils l’ont même travaillée " dit Walden en hochant la tête. " C’était horrible. Otis chantait " Westchester Cathedral. " Je crois que c’est la chanson qui a le moins de soul au monde... finalement le bons sens  eut raison de tous et ils ne la jouèrent pas. » La version studio de TRY A LITTLE TENDERNESS croît en intensité au fur et à mesure, en accélérant le tempo, la densité, le volume et les machinations vocales quasi inhumaines de Redding. En concert, tous ces éléments furent élevés à la puissance n, pendant plus de sept minutes chaque soir la chanson se transmutait en rage bouillante, avec Redding qui quittait la scène et qui revenait trois fois, augmentant la température à chaque fois et testant la capacité cardiaque du groupe et du public à la fois. A la fin, Otis était rejoint sur scène par Sam & Dave, Eddie Floyd, Arthur Conley et Carla Thomas pour le final, le climax, la décharge nerveuse.

La réaction en Europe avait aussi aidé à préparer le terrain à la percée suivante d'Otis vers le marché de la pop nord-américaine, au Festival International de Pop de Monterey en juin. Ce fut le premier festival de rock important. Il dura trois jours et y participèrent des artistes établis comme Simon & Garfunkel, les Byrds, les Who, Eric Burdon et les Animals et Jefferson Airplane mais aussi un tremplin pour Jimi Hendrix, pour Big Brother and the Holding Company avec Janis Joplin et pour Redding. Les trois grands artistes noirs qui avaient été approchés pour participer au festival étaient Hugh Masekala, Lou Rawls et Otis Redding. Comme Otis avait prévu de se faire enlever des polypes dans la gorge, il avait dissout son groupe de tournée. L’alternative logique pour l’accompagner était Booker T. and the MG’s et les cuivres des Mar-Keys. Mais à ce moment la relation entre Walden et Jim Stewart était si mauvaise qu’il demanda à Jerry Wexler d’appeler Jim pour lui demander si l’orchestre de Stax pouvait s’absenter du studio et prendre l’avion jusqu’en Californie pour accompagner Otis lors de son concert.

 Monterey fut un choc pour tous. " C’était un voyage dans l’espace " s’exclame Walden. " C’était juste quand la mode hippie démarrait. C’était paix, amour, lits d’eau. C’était un choc culturel. J’avais vu un peu de tout ça, mais je n’avais pas encore vu des gens fumer de la drogue ouvertement et prendre des acides. Je ne crois pas que beaucoup de gens dans le monde aient jamais été aussi libres que ça. C’est comme si une navette spatiale avait atterri pour quelques jours. " " Il y avait des hippies qui fumaient de l’herbe en public " affirme Wayne Jackson. " C’était une autre planète pour nous. A cette époque je croyais que si on fumait une cigarette de marijuana, le lendemain on passait à l’héroïne et en prison deux jours après avec le FBI. Vraiment. C’est ce qu’on avait appris quand on était enfants. J’étais aussi naïf que ça à ce sujet. "

Comme à tous les artistes qui jouèrent ce week-end, on demanda à Otis de se produire gratuitement. Après vérification auprès de Jerry Wexler, Phil Walden décida que Monterey serait un événement important et un possible tremplin vers le public émergent du rock'n'roll. " Monterey fut comme un réveil-matin, " dit Booker, " parce que nous rentrions tout juste d’Europe et que nous étions acceptés là bas. Nous n’avions jamais été acceptés par un public blanc aux Etats-Unis. Monterey aurait pu être en Allemagne ou peut-être en Hollande, mais c’était en Californie. C’était la première annonce d’un changement culturel et musical aux Etats-Unis. Il y avait une nouvelle sensation. Les policiers n’étaient pas là. Nous étions escortés au concert par les Hell’s Angels. Ils nous protégeaient ! On pouvait entrer dans un restaurant à Monterey et avoir un sandwich gratuit. Les hôtels s’ouvraient à tous. C’était une sensation complètement différente. L’Histoire était en train de changer à ce moment là et nous le savions. Je pense que cela affecta notre façon de jouer ce soir là."


  Jerry Wexler et Otis Redding


Les MGs et les cuivres des Mar-Keys derrière lui
(Wayne Jackson et Andrew Love. Joe Arnold avait quitté Stax et, bien qu’on lui ait demandé de venir à Monterey, il avait un engagement préalable), 55000 en force devant lui, Monterey était le public le plus nombreux auquel Otis ait jamais dû faire face. Les MG’s n’avaient pas joué avec Otis depuis la tournée européenne, deux mois auparavant, et n’avaient eu qu’une heure et demi pour répéter acoustiquement dans une chambre d’hôtel, sans clavier. Rencontrant la contreculture pour la première fois, tout le monde était un peu nerveux. "Nous dans notre costume en mohair vert, " rit  Duck Dunn, " et tout le reste du monde en chemises à fleurs ! " " Certains étaient très sympas, " ajoute Wayne Jackson. " Nous voici, énergiques et faisant les pas de danse que nous avions préparés. Nous pensions que peut-être nous détonnerions car nous étions si différents des autres. Mais le fait est que nous avons conquis tout le monde. " Otis devait finir la nuit de samedi, après Jefferson Airplane. Wayne Jackson se souvient, catégorique, "Quand Otis entra, c'était fini. Fini. Fin de l'histoire pour tous ceux qui avaient joué jusqu'alors. La foule devint complètement déjantée. Nous tremblions tout simplement, Andrew et moi. Ils assiégeaient la scène, juste pour toucher Otis." " La sensation là bas était incroyable, " continue Steve Cropper. " C’était indubitablement différent de n’importe quel autre concert qu’on ait déjà fait. Il y avait quelque chose dans l’air, en plus de la fumée. " " Le public était de notre côté, " ajoute Booker. " Ce n’est pas  comme s’ils nous regardaient pour voir ce qu’on allait jouer. Ils nous disaient " Nous sommes avec vous " Otis parlait de cette foule comme de "La Foule d'Amour" et c'est sûr qu'ils l'aimaient. Phil Walden avait vu juste. Avec une représentation impérieuse, l'Amérique blanche commença à s'éveiller à la puissance et à la majesté d'Otis Redding. Monterey fut l'événement le plus cataclysmique d'une incroyable année pour Otis. Il aida aussi Booker T. and the MG’s. Après leur triomphe, ils furent invités régulièrement sur le circuit des festivals. Ils furent même invités à Woodstock mais n’allèrent pas plus loin que New-York car Al Jackson refusa d’être transporté au festival en hélicoptère, le seul moyen pour s’y rendre.

 
Les joyaux les plus rares de THE OTIS REDDING STORY sont rassemblés ici. STAY IN SCHOOL fut enregistré pour faire partie de l'album Stax  A-11 (uniquement promotionnel), il fut pressé à quatre mille exemplaires) aussi appelé STAY IN SCHOOL, enregistré pendant la première moitié de 1967 et envoyé en Août par le ministère du travail aux bibliothèques des lycées à travers les Etats-Unis, aux disc-jokeys et aux radios, à l’appel du ministre Willard Wirtz. La plupart des artistes majeurs de Stax, dont Carla Thomas, Eddie Floyd, William Bell, Sam & Dave et les Mar-Keys, contribuèrent par une courte apparition parlée, encourageant les enfants à continuer leur éducation. Typiquement, Otis alla plus loin, en improvisant une courte chanson sur le coup, s'accompagnant à la guitare acoustique et y ajoutant les cuivres des Mar-Keys plus tard. STAY IN SCHOOL communique merveilleusement la personnalité d'Otis, particulièrement quand il entre dans son mode de routine de "disque rayé" à la fin du morceau, répétant "when they get there if they make it [36]" trois fois. Il n'avait jamais été disponible auparavant pour le grand public sur un album commercial.

Le morceau suivant est l'ultra-mystérieux YOU LEFT THE WATER RUNNING qui, à l'origine, apparut comme un single pirate, de Baton Rouge, Louisiane, en 1977. Depuis ce moment il y eut de nombreux et brûlants débats sur quand, comment et pourquoi il fut vraiment enregistré. Phil Walden clarifie pour la première fois qu'il fut interprété en automne 1966 au studio Fame de Rick Hall, à Muscle Shoals, Alabama, comme une démo [37] destinée à allécher Wilson Pickett pour qu'il l'enregistre. "Nous avons fait ça tard, une nuit, alors que Wilson Pickett allait venir pour une séance. C'était une chanson qui sonnait assez ordinaire et Rick dit à Otis "Est-ce que tu ferais ça pour moi en pensant à la façon dont tu la présenterais à Pickett ?" Hall fit la batterie sur une boite, Phil Walden joua du tambourin, Otis joua de la guitare acoustique et doubla deux parties vocales. Le reste fut ajouté à une date ultérieure. Pickett finit par l'enregistrer pour son album WICKED PICKETT mais cette édition marque la première fois que la version d'Otis est légitimement disponible.
 

 
 

Les quatorze titres restant de cette anthologie proviennent d'une monumentale fête de trois semaines, fin novembre - début décembre 1967, juste avant la mort d'Otis. Otis avait toujours été prolifique mais l'abondance de matériel enregistré pendant cette période est tout simplement phénoménale. Elle s'avéra suffisante à remplir quatre albums posthumes plus les deux faces d'un single de Noël. Cropper commente cette explosion d'énergie inédite : "Il n'y avait qu'une seule raison et c'était parce qu'il venait d'avoir une opération de la gorge. Il chantait mieux qu'il ne l'avait jamais fait de sa vie, c'était évident. Alors nous avons décidé de réécouter les choses qu'il avait enregistrées sur un quatre-pistes. Celles sur lesquelles il ne sonnait pas si bien, on les a réenregistrées ; des choses qui ne seraient jamais sorties. Certaines avaient plus d'un an."

Otis avait eu des polypes enlevées de sa gorge et il n'avait pas pu parler plus qu'un murmure pendant six semaines. Evidemment anxieux de l'état de sa voix, après la guérison il fut absolument ravi du résultat. L'affirmation de Cropper valait son pesant d'or ­ Otis n'avait jamais mieux chanté. Un bon nombre des chansons enregistrées par Otis lors de cette session extraordinaire le fut au milieu de la nuit par ceux que Steve Cropper avait baptisés « Les Enregistreurs de Minuit. » Cropper et le nouvel ingénieur Ronnie Capone aimaient bien boire du JB et de l’eau [37 bis]. D’après Capone, Otis arrivait après dîner avec une grande bouteille de JB et les trois restaient jusqu’à point d’heure, Capone à la batterie, Cropper à la guitare ou parfois à la basse et/ou aux claviers, et Otis au chant et à la guitare acoustique. Le lendemain, le batteur des Bar-Kays, Carl Cunningham, réenregistrait la batterie pour améliorer la performance rudimentaire de Capone, et les différents membres des MG’s et des Mar-Keys réenregistraient leurs parties. C’étaient des moments heureux et créatifs pour tous ceux qui étaient impliqués.


THE HAPPY SONG (DUM-DUM-DE-DE-DE-DUM-DUM) [38], une réponse évidente à la précédente FA-FA-FA-FA-FA (SAD SONG) [39] est la preuve écrasante de l'enchantement d'Otis à chanter à nouveau. Depuis l'ouverture florissante de cuivres jusqu'au rire d'Otis quand il chante "You ought to see my baby's face / She just grins, grins, grins" [40] le morceau transmet une joie effervescente. Otis et sa femme Zelma ont co-écrit sa première ballade en 6/8 depuis des lustres, I'VE GOT DREAMS TO REMEMBER. Rythmée sombrement et chantée avec émotion, c'est le premier enregistrement depuis MARY'S LITTLE LAMB qui comporte des choeurs. Ici et sur LOOK AT THAT GIRL, les choeurs furent ajoutés après la mort d'Otis. Il est tout à fait possible qu'il ait délibérément laissé de l'espace pour eux dans la partie vocale dominante, explication pas si tirée par les cheveux que ça si l'on se souvient qu'il avait envisagé avec Cropper de faire appel aux Staple Singers pour faire les choeurs sur (SITTIN' ON) THE DOCK OF THE BAY. (Une autre possibilité, bien sûr, serait qu'il ait laissé l'espace pour une partie de cuivres.)

 

Allen Jones (producteur chez Stax chargé des Bar-Kays des derniers temps), Al Bell et Otis ont co-écrit HARD TO HANDLE. La performance est un bijou avec Otis, Al Jackson et les cuivres des Mar-Keys à leur meilleur niveau, soutenus par la basse sautillante de Dunn et une partie staccato au piano. HARD TO HANDLE fut publiée en single en juin 1968 avec AMEN sur l'autre face. Otis avait déjà interprété cette dernière en concert depuis quelques temps, comme un long gospel étiré, mais sa version enregistrée est assez différente, émanant de la même source que TRY A LITTLE TENDERNESS, l'album AT THE COPA de Sam Cooke. Cette version est en fait un medley de deux standards du gospel, THIS LITTLE LIGHT OF MINE et AMEN. Cooke avait utilisé le premier nom, Otis le second. Les arrangements sont identiques, bien que, encore une fois, Otis éclipse l'originale par son intensité et son émotion. La performance est celle d'un homme en paix, en harmonie avec sa musique, sa famille et son monde.

 

Les quatre chansons que nous venons de discuter entrèrent toutes comme singles au hit-parade en 1968 dans les douze mois qui ont suivi la mort d'Otis. Avec CHAMPAGNE AND WINE, ils furent rassemblés sur THE IMMORTAL OTIS REDDING, album publié le 14 juin 1968. CHAMPAGNE AND WINE fut le résultat des efforts conjugués de Phil Walden et de son frère Alan, d'Otis et de Roy Lee Johnson (Johnson avait auparavant écrit MR. MOONLIGHT qui avait été repris par les Beatles). La chanson se réfère à une relation que Phil entretenait avec une femme qui allait finalement devenir sa femme. Pendant la période de ces deux semaines où tout ceci fut enregistré, Booker T. & The MG's durent brièvement s'absenter pour un concert. Otis continua à enregistrer, fignolant toutes les parties rythmiques d'un certain nombre de morceaux, dont CHAMPAGNE AND WINE. Après sa mort d'autres parties furent ajoutées mais sur cette chanson on peut toujours entendre, au second plan, son jeu de guitare acoustique. Si Otis avait vécu, le disque que vous entendez maintenant serait simplement resté une démo et la partie au second plan aurait été réenregistrée. Néanmoins, la combinaison entre la voix d'Otis et les petites touches de guitare et de piano pourraient tout simplement faire fondre un glacier.

 

DIRECT ME, LOVE MAN, FREE ME et LOOK AT THAT GIRL proviennent toutes de l'album LOVE MAN sorti le 20 juin 1969. Les parties de guitare et de basse de la première rappellent le son "swamp" [41] que l'on peut entendre à l'époque sur de nombreux morceaux de disques de soul et de pop d'Alabama et de Géorgie. LOVE MAN est tout simplement une fanfaronnade rock de plus, quoique assez dure, qui penche un peu du côté macho. Otis se régale apparemment et il en avale presque la phrase "I want to make sure everything's alright 'cause, 'cause, 'cause, 'cause, 'cause, 'cause I'm a love man" [42] pendant que tous les instruments font une pause. FREE ME est la dernière ballade en 6/8, suppliante et plaintive de ce set alors que LOOK AT THAT GIRL et un rock énergique et plein de joie, originellement enregistré par les McCoys. Ici, il est construit autour d'un jeu d'appels et de réponses à quatre voix, avec Otis qui annonce les pas de danse au milieu. Cela sonne comme si tous les participants ne s'étaient jamais autant amusés de leur vie.

 

Les deux faces du single de Noël d'Otis avaient déjà été enregistrées par les MG's sur leur album IN THE CHRISTMAS SPIRIT, sorti en automne '67. MERRY CHRISTMAS BABY est la chanson R'n'B de Noël par excellence. Enregistrée à l'origine, à la fin des années 40, comme une ballade, par le coauteur Johnny Moore et ses Three Blazers, avec Charles Brown au chant, les MG's l'interprétèrent comme un blues déprimant. Otis accélère le tempo, irradiant de joie frénétique pour cette saison. Les grelots et l'orgue au son bizarre forment le décor tandis que la guitare légèrement assourdie de Cropper fait ressortir chaque phrase d'Otis et des cuivres. Le clou est le break "Santa came down the chimney half past three y'all / Left all them good ole presents from my baby here for me / Ha ha ha.[43]" Comme d'habitude Otis change légèrement les mots, pour les mettre dans le jargon noir du sud. L'homme était vraiment plus grand que la vie et ici, sur le plus sublime des disques de Noël, tous styles confondus, toutes années confondues.

 

Les MG's avaient enregistré WHITE CHRISTMAS avec une tonalité latine [44]. Entre les mains d'Otis elle devient une ballade strictement soul et chaque phrase vocale devient une déclaration chargée d'émotion. Notez la répétition d'un mot sur trois ou quatre dans les quelques premières phrases. Eclipsée à sa sortie par MERRY CHRISTMAS BABY, avec le temps elle prend sa place au premier rang, grâce à la subtile et modeste beauté de cette interprétation.

 

MATCH GAME et TELL THE TRUTH proviennent de l'album TELL THE TRUTH sorti le 1er juillet 1970, le dernier album produit à partir de matériau de studio d'Otis. La première, coécrite par David Porter, est un exemple de l'une de ces chansons originellement enregistrées en 1966, maintenant avec une nouvelle partie vocale fraîchement chantée et ajoutée pendant les quelques dernières semaines de la vie d'Otis. La chanson comporte une image surprenante et inhabituelle (Porter fumait à la chaîne à cette époque [45]), un piano brillant et un break sauvage de cuivres. TELL THE TRUTH fut écrit par Lowman Pauling des Five Royales (la première influence de Steve Cropper) et enregistré originellement en 1958. C'est une interprétation vocale d'Otis basée sur le blues et particulièrement émouvante. Ecoutez comment il entre comme un rouleau compresseur après l'intro cymbale charleston / cuivres / basse / batterie, comment il prononce "Mama" avec émotion, comment il grogne "Uuh" juste avant la fin et son phrasé de bègue sur "Lit-lit-lit-lit-little girl [46]." Toute l'interprétation s'appuie sur un sérieux arrière-plan instrumental et un rare solo de sax ténor par Andrew Love.

 

Il est, d'une certaine façon, approprié que la dernière chanson qu'Otis enregistrerait jamais soit (SITTIN ON) THE DOCK OF THE BAY. Diffusée le 8 janvier 1968, ce serait une bouleversante coda à la carrière d'Otis, esthétiquement et commercialement, se vendant à un million d'exemplaires, N° 1 aux hit-parades R'n'B et Pop en Amérique du Nord et tout autour du monde. DOCK OF THE BAY entrera dans l'histoire, avec d'autres morceaux comme RESPECT d'Aretha Franklin et SOUL MAN de Sam & Dave, comme les pierres angulaires d'un genre musical qui aura asservi le monde durant presque toutes les années 60.

 

La chanson avait été écrite plusieurs mois avant, sur la côte Ouest, en été lorsqu’il habitait sur un bateau à Sausalito après le festival de Monterey, et représentait un changement dramatique de direction pour Otis. Jim Stewart se souvient de la première fois qu'il l'a entendue : "Pour moi, DOCK OF THE BAY, quand je l'ai entendue la première fois, n'était pas du tout aussi puissante que I'VE BEEN LOVING YOU TOO LONG. Bien sûr c'était un différent type de disque pour Otis. J'ai toujours vu Otis comme PAIN IN MY HEART, I'VE BEEN LOVING YOU TOO LONG, et TRY A LITTLE TENDERNESS."

 

Phil Walden se souvient : "La plupart des gens avaient des doutes à son sujet. C'était un changement drastique. En l'écoutant aujourd'hui, a posteriori, ca n'est pas tant [un changement] mais pour ce temps là, il se pouvait que cela ait pu être un petit peu trop pop." "Nous avons envisagé, " se souvient Steve Cropper, " de la rendre plus soul, plus R&B en demandant aux Staple Singers de faire les choeurs dessus. " Otis est mort avant que l’idée ait pu prendre forme. Mais un an plus tard Cropper produisit une version de la chanson interprétée par les Staple Singers sur leur premier album pour Stax, SOUL FOLK IN ACTION. La chanson démontre amplement la nouvelle importance pour Otis que revêtaient les paroles, ainsi que le disait Walden ci dessus. Ironiquement, néanmoins, Cropper se souvient qu'Otis avait loupé la fin. "Pour DOCK OF THE BAY nous avions mis au point ce petit rap de fin qu'il allait faire, un truc ad-lib. Il oublia ce qu'il devait faire alors il se mit à siffler."
 

 Steve Cropper
 

DOCK OF THE BAY fut enregistré le 22 novembre [46 bis]. Par un curieux hasard, se souvient Barbara McCoy des Charmells, le dernier jour d’enregistrement, le 7 décembre, tous ceux qui étaient reliés de près ou de loin avec Stax s’étaient donné rendez-vous au studio, terminant dans le bureau de David Porter, buvant le vin de Cherry Kijoga et mangeant du poulet. Ce serait la dernière fois que tout ce monde verrait Otis vivant. Le soir, Otis avait chanté avec les Bar-Kays à l’Hippodrome, un club sur Beale Street [46 ter] qui appartenait à Jim Stewart, Al Bell et Al Jackson. Depuis quelques mois, il utilisait le groupe comme groupe de tournée. C’était une décision pragmatique puisqu’il avait dissout son groupe avant de se faire opérer des polypes. Les Bar-Kays était un groupe déjà constitué, qui ne demandait qu’à travailler, qui était prêt et qui, avec un tube en poche, ajoutait de la valeur aux concerts [46 quater]. Otis aimait particulièrement le jeu de batterie de Carl Cunningham, émerveillé de la manière dont il imitait presque parfaitement le jeu d’Al Jackson.

 L'après midi du 8 décembre, Otis et les Bar-Kays s'envolèrent pour Nashville pour le premier de trois concerts du week-end. Le samedi ils continuèrent leur voyage jusqu'à Cleveland, apparaissant l'après midi à l'émission de télé Upbeat de Don Webster (Otis fit un duo avec Mitch Ryder sur KNOCK ON WOOD) et plus tard ce soir là ils jouèrent la deuxième des dates du week-end, au Leo’s Casino. Le matin du 10 décembre Otis appela sa femme Zelma vers huit heures et demi. Elle dit à Peter Guralnick "Il était déprimé par quelque chose. Je m'en souviens très bien et il parla au petit Otis qui avait tout juste trois ans... il dit qu'il m'appellerait quand il arriverait à Madison." Ce dernier appel n'aboutit jamais puisque Otis et tous les membres originels des Bar-Kays, sauf deux, moururent quand le Beechcraft à moteurs jumeaux plongea dans le Lac Monona, juste à trois minutes de sa destination, Madison, Wisconsin. Le bassiste des Bar-Kays, James Alexander, qui n’était pas dans l’avion (l’avion d’Otis était trop petit et deux personnes devaient prendre un vol commercial) et le trompettiste Ben Cauley, ironiquement le seul qui ne savait pas nager et qui ne portait pas sa ceinture de sécurité, survécurent à l’accident. Cauley était endormi avec ses bras autour du coussin de son siège. Quand l’avion pénétra dans l’eau, il fut éjecté par un trou dans le fuselage avec ses bras toujours autour du coussin qui était aussi, bien entendu, une bouée de sauvetage. Alors qu’il flottait dans l’eau, il pouvait entendre ses amis et collègues appelant à l’aide jusqu’à ce que, un par un, les cris cessèrent. Il est d'une grande ironie que trois ans auparavant jour pour jour, le 10 décembre 1964, Sam Cooke, l'idole d'Otis, était assassiné par une arme à feu dans un motel de L.A. [47]
 

 
 

Les funérailles d'Otis furent un événement somptueux qui se déroula à l'auditorium de Macon City où son corps était couché depuis 6h30 du matin. Dès le début de l'office de midi, une foule de 4500 personnes se bousculait dans l'espace des 3000 sièges, y compris un virtuel who's who [48] du monde de la soul. Joe Simon et Johnnie Taylor furent les porteurs du cercueil, le premier chantant JESUS KEEP ME NEAR THE CROSS et le second GOD IS STANDING BY, accompagnés par Booker T. à l'orgue. Jerry Wexler fit le panégyrique, terminant par cette observation lapidaire "Le respect est quelque chose qu'Otis avait atteint pour lui-même comme assez peu de personnes le font. Otis avait chanté "Respect when I come home [49]" et Otis est rentré à la maison."

Dans une saison de Noël 1967 incroyablement douloureuse, il resta à Steve Cropper et au reste du personnel de Stax la charge de rassembler les morceaux et de finir le disque. On peut entendre la première version où Otis imite les mouettes sur un CD d’inédits sorti en 1992 (REMEMBER ME sur Fantasy ou IT’S NOT SENTIMENTAL sur Ace). Inspiré par cette première version, Cropper alla à Pepper-Tanner, un studio d’enregistrement local (qui eût même brièvement son propre label : Pepper Records) pour emprunter un album d’effets sonores. Il fit une boucle avec le bruit des vagues et une autre boucle avec celui des mouettes et il les mixa sur deux pistes. Pour la version finale, il mixa ces deux pistes et les quatre pistes musicales de façon qui lui semblait appropriée. Au moins l'une des versions envoyées de Memphis aux bureaux d'Atlantic à New York fut rejetée car, de l'opinion de Jerry Wexler, Otis était trop en arrière dans le mixage (d'après Phil Walden, quelqu'un avait eu la main un peu lourde dans cette première version avec les bruits d'oiseaux et de vagues).

Le contentieux par rapport au mixage a toujours été un désaccord profond entre Wexler, Stewart et Cropper. Le son Stax, dans l'idée des deux derniers, traite les chanteurs comme une partie de la section rythmique, pas au-dessus d'elle. Wexler hausse les épaules : " Un jour Jim s’énerva avec moi. Il dit « Toi, tu as tes oreilles de New-York et nous, nous avons nos oreilles de Memphis. Nous entendons différemment. Je dis " D’accord, mais c’est comme ça que j’entends. " Il a toujours eu gain de cause, sauf cette fois ci. J’ai refusé de sortir DOCK OF THE BAY en l’état. Je l’ai renvoyé et je leur ai fait refaire. C’est le seul sur lequel je me suis obstiné. Otis était mort. En cas de conflit c’est toujours l’artiste qui gagne avec moi, toujours. " Peu importe, pour DOCK OF THE BAY, la dernière version mixée est un bijou. Rien dans les origines d'Otis, même éloignées, ne laisse présager la possibilité d'une telle chanson. Cropper se surpasse, décorant la voix d'Otis de traits chatoyants. Tous les autres se retiennent, comme s'ils ne voulaient pas déranger pendant ce moment magique. Indubitablement, Otis n'a jamais sonné aussi bien.

Jusqu’à sa mort, Otis était l’artiste principal de Stax. Son succès auprès du public noir procura vingt et un singles dans le hit-parade R&B en à peine plus de quatre ans et demi de son vivant et dix de plus dans les deux ans qui suivirent sa mort. Durant la dernière année de sa vie, il avait aussi commencé à sérieusement conquérir le public pop via la tournée Stax/Volt en Europe en mars et avril, un concert époustouflant au Festival pop de Monterey en juin et, finalement, avec (SITTIN’ ON) THE DOCK OF THE BAY dans les derniers jours de sa vie. La mort de Redding, de plusieurs façons, signale la fin d’une ère. « Le jour où Otis Redding est mort » se souvient Jim Stewart, « cela emporta une grande partie de moi. Je ne suis jamais redevenu la même personne. Stax n’est jamais redevenue la même après cela. Quelque chose nous avait été enlevé et n’a jamais été remplacé. Cet homme était l’inspiration personnifiée. Il avait cet effet sur tout le monde autour de lui. » « Il était une personne magnifique » répond Steve Cropper. « Il entrait dans une pièce et tout s’éclairait, comme quand Elvis rentrait. La seule différence était la couleur. C’était incroyable. » Les commentaires de Jim et de Steve parlent d’eux-mêmes. La plupart des gens à Stax à ce moment avaient les mêmes sentiments. D’une façon intangible, Otis Redding était devenu le coeur et l’âme de Stax. Sa mort a laissé un vide qui ne pouvait tout simplement pas être comblé.

S'il avait vécu, le futur d'Otis était probablement illimité. Avec son humilité caractéristique, Otis avait dit à Walden à plusieurs reprises qu'il avait été extrêmement chanceux, qu'il aurait pu finir puisatier. "Il avait dit "Mec, je vis la belle vie. Nous sommes vraiment chanceux d'avoir tout ceci. Il faut que je travaille d'enfer et que je sois réaliste. Il faut que j'essaye de mettre de côté tout ce que je peux parce qu'il y aura un moment où je n'aurais pas ce succès." Il ne voulait pas être un objet de nostalgie. Il avait compris la nécessité de mûrir et à quel point l'industrie du disque pouvait être compétitive, combien il était difficile d'atteindre le niveau auquel il était et combien c'était exceptionnel que nous puissions développer à la fois un public blanc et un public noir sans se trahir."

C'est facile d'inventer et d'exagérer ce qui aurait pu se passer si Otis avait été vivant après la sortie de DOCK OF THE BAY. Je préfère penser à un homme qui avait atteint encore un autre plateau d'une carrière déjà impétueuse et illustre. Dieu merci nous avons ces enregistrements pour en garder précieusement le souvenir.

 

Texte de Rob Bowman [50], Journaliste et Musicologue  - 1986.
Traduction et notes de Dror,  Sept-Oct 2002

 

© les photos des 4 pages Otis Redding Story sont Copyright: STAX SITE - JP MARTIN - STEVE CROPPER SITE - MARK PUCCI - MICHAEL OCHS ARCHIVES - STAX-VOLT/FANTASY,inc + archives JPP-PRODUCT

 

 

 

(29) "Tu dois frapper..."

(30) Steppin' Fetchit fut un célèbre héros noir américain (1902-1985), caricatural et humoristique, des années 30

(31) "Ouvre la porte Richard", une chanson rendue célèbre par la version truculente de Louis Jordan en 1947, où il use déjà de l'astuce des coups de batterie pour imiter quelqu'un qui frappe à la porte

(32) "Sur du bois"

(33) Du coffret 4 vinyles (c'est la chanson 4 du 3ème CD)

(34) "Prends La Route Stax", mais c'est aussi une variante du célèbre titre de chanson "Hit The Road Jack"

(34 bis) Pour information, le Finsbury Park Astoria est une salle de concert historique. Située dans un quartier populaire, ouvrier du nord de Londres (232-236 Seven Sisters Road, Finsbury Park, c'est le quartier de l'équipe de foot d'Arsenal), cette salle a souvent changé de nom (Astoria, Odeon, Rainbow...), de propriétaire et de fonction (salle de concert, de cinéma, de bingo, de danse, église...). Outre Otis Redding, elle a accueilli des concerts célèbres des Beatles, Jimi Hendrix, David Bowie, Stevie Wonder, Eric Clapton, Pink Floyd, Bob Marley et même, plus récemment Blur et Oasis. Son intérieur est magnifique et elle peut accueillir 2800 personnes assises. Aujourd'hui, c'est une église mais c'est aussi une salle de conférences empruntée parfois par les imams islamistes de Londres...

(35) En direct et en public

(35 bis) Bien sûr, le fameux théâtre Apollo à Harlem, New-York

(35 ter)
The New Vaudeville Band est un groupe qui ne connut quasiment qu’un seul succès, WINCHESTER CATHEDRAL en 1966, dans un style qui parodiait à la fois le jazz des années 20 et le style anglais.

(36) "Quand ils y arriveront s'ils y arrivent"

(37) Une version de démonstration, une maquette, un brouillon

(37 bis) J & B : marque très populaire de whisky

(38) La chanson joyeuse (dum-dum-de-de-de-dum-dum)

(39) Fa-fa-fa-fa-fa (chanson triste)

(40) "Vous devriez voir la tête que fait mon bébé / Elle rit, elle rit, elle rit"

(41) "Des marécages"

(42) "Je veux être sûr que tout va bien passque, passque, passque, passque, passque, passque je suis un homme d'amour"

(43) "Père Noël descendit par la cheminée à trois heures et demi, vous tous ["y'all" est typiquement du sud des Etats-Unis] / Laissa tous ces bons vieux cadeaux de mon bébé ici pour moi / Ha ha ha"

(44) D'Amérique Latine

(45) L'image repose sur le double sens de MATCH GAME qui veut dire "Le Jeu du Couple" ou "Le Jeu de l'Allumette" (match, en plus de signifier "allumette", est le substantif de to match qui signifie "assortir". A perfect match est un couple parfaitement apparié. Match maker peut être une agence matrimoniale). La chanson est truffée de phrases à double-sens amour-allumette, du style "You strike me and I'll be the flame", soit "gratte moi et je serai la flamme".

(46) "Jeu-jeu-jeu-jeu-jeune fille"

(46 bis) Dans le texte de la pochette, Rob Bowman écrit à tort que l’enregistrement se fait les 6 et 7 décembre. En fait c’est l’un des premiers morceaux enregistré lors de cette longue session, dès l’après-midi du 22 novembre.

(46 ter) Beale street est la rue la plus célèbre de Memphis. Dans ses bars, c’est l’un des lieux de naissance du blues, du rock’n’roll et de la soul...

(46 quater)  Le premier et, à l’époque, seul tube des Bar-Kays était l’immense succès instrumental SOUL FINGER

(47) Los Angeles

(48) Le who's who est un bottin mondain publié aux Etats-Unis mais aussi en France, on pourrait aussi dire le Gotha

(49) "Du respect quand je rentre à la maison"

(50)  Rob Bowman est aussi professeur d'ethnomusicologie à l'université de York au Canada, l'auteur de "Soulsville U.S.A.: The Story of Stax Records" (New York: Prentice-Hall, 1997), un spécialiste de la Soul et de la maison Stax donc, mais aussi d'autres musiques et d'autres groupes comme The Band, par exemple. Pour le coffret de "The Otis Redding Story", il a été nominé pour la réédition historique de l'année 1988 aux fameux Grammy Awards. Il a été nominé 5 fois à ces Grammy Awards et l'a obtenu une fois pour le meilleur texte de pochette de l'année 1995, pour un autre coffret Stax.


 

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