Mme Jones
égrène des souvenirs ; « J'avais un vieux piano droit, et quand il était tout
petit, il n'avait que trois ou quatre ans, il se mettait au piano, et en
jouant avec deux doigts, arrivait à jouer des airs ! Une de mes amies, qui
était l'organiste de l'église, à l'époque, trouva qu'il avait du talent et
proposa de lui apprendre le piano. Ces cours durèrent quelque temps, jusqu'au
jour où je décidais de ne pas garder ce piano encombrant à la maison. Donc je
le vendis, ce qui désola Booker. Nous essayames de le consoler en lui
achetant des jouets musicaux et plus tard de vrais instruments de musique,
dont un piano. Il en fut si heureux que son goût pour la musique devint une
évidence et je n'ai jamais pensé qu'il pût faire autre chose.
»
Booker T., jeune homme au teint foncé,
à la voix douce, toujours tiré à quatre épingles, qui est resté simple malgré
son succès, nous raconte:
« Je ne pouvais m'empêcher de penser à la musique ou de l'aimer, aussi loin
que remontent mes souvenirs. » Sa formation musicale sérieuse commença à
l'âge de dix ans quand ses parents lui achetèrent une clarinette. Peu de
temps après, alors qu'il fréquentait encore le lycée Booker T. Washington
réservé aux Noirs, où son père était professeur de sciences et de
mathématiques, son goût pour la musique se confirma.

Booker T.
poursuit : « Je traînais toujours autour de l'orchestre du lycée avant d'être
assez âgé pour en faire partie. On m'a fait faire, un uniforme, ainsi j'ai pu
faire partie de l'orchestre avant d'avoir l'âge réglementaire. Les
professeurs de musique étaient gentils pour moi et en plus de la clarinette
j'ai appris à jouer du hautbois, du saxophone, du trombone, du tuba... toutes
sortes d'instruments. »
En même temps, Booker T. travaillait seul le piano et l'orgue, inspiré par la
musique de Ramsey Lewis qui était, à l'époque, un musicien strictement de
jazz et aussi par son idole Ray Charles « en tant qu'organiste surtout »
particulièrement dans le disque en grand orchestre Genius + soul
Jazz, que Ray fit sur des arrangements de
Quincy
Jones.
Dès sa quatorzième année, Booker avait formé un petit orchestre avec quelques
camarades d'école et peu de temps après il devenait un musicien
professionnel. Il évoque cette époque et raconte ‑
« Des amis de mes parents tenaient un club et voulaient que j'y joue, avec la
promesse formelle que l'on me ramènerait à la maison et que l'on veillerait
sur moi. Mes parents acquiescèrent de sorte que tout en continuant mes
études, j'allais travailler dans ce club en fin de semaine et même certaines
nuits pendant la semaine, jouant de 22 heures à 2 heures du matin. Vous
pouvez m'appeler un oiseau de nuit car j'ai veillé presque toutes les nuits
de ma vie. Puis je vendais aussi des journaux le matin et le soir. Je suis le
genre de personne qui cherche toujours à faire quelque chose et j'aime être
occupé. »
Pendant ces années de lycée, le musicien en herbe reçut une offre pour entrer
dans l'orchestre de Duke Ellington, mais là, ses parents opposèrent un veto
formel. « Nous ne l'avons jamais embêté pour qu'il aille à l'Université, dit
sa mère, mais nous avons fait en sorte que cette idée le travaille.
» Quand Booker T.
atteignit sa seizième année il devint pendant ses loisirs un habitué des
studios de la firme Stax, cela aboutit à une collaboration avec
Steve Cropper,
le drummer,
AI Jackson, le guitariste‑basse
Lewis
Steinberg. C'est avec cette équipe qu'il grava Green Onions (Oignons
verts), un disque d'or.

Avec cette entrée spectaculaire dans le monde des professionnels du disque,
Booker T. aurait pu s'en tenir à ce premier
succès, mais cette même maturité qui l'empêchait alors d'être grisé ‑
maturité qui constitue une de ses caractéristiques actuelles
‑ préserva son équilibre. « Je savais qu'il était
préférable de ne pas compter sur une popularité momentanée, dit‑il, car il
n'était pas sûr que cette popularité durât. Je savais pertinemment que si
j'allais à l'Université et que j'obtenais un diplôme je pourrais toujours
enseigner et je me disais que si j'étais capable de faire un disque à succès
à l'âge de seize ans, je pourrais aussi le faire à vingt‑deux ans, ici même,
avec les connaissances acquises. »
Lorsque Booker T. entra à l'Université d'Indiana avec l'intention de passer
un diplôme de musique, il était déjà une célébrité, ses camarades qui avaient
écouté ses disques, étaient plein d'attention pour lui, et les jeunes filles
lui couraient après. Il prit part à l'activité du campus et fut membre d'une
fraternité d'étudiants de couleur. Ceux qui l'ont connu alors, se souviennent
de lui comme d'un gars vraiment sympathique, qui ne semblait pas du tout se
croire. Il se lança dans ses études avec enthousiasme, et les résultats
furent aussi brillants que ceux qui avaient couronné ses études secondaires.
Réussir brillamment à l'Université d'Indiana, connue pour la difficulté et la
rigueur de son enseignement musical, ne fut pas chose aisée. Pour pouvoir
acquérir le type particulier de diplôme universitaire qu'il briguait d'avoir,
Booker dut apprendre à jouer « à peu près tous les instruments existants
», mais il choisit le trombone comme instrument
spécifique car il fallait avoir un instrument prioritaire, et il n'y avait
pas trop de trombonistes dans la classe de musique. Il joua dans l'orchestre
symphonique et dans l'orchestre des concerts, maîtrisa la théorie musicale et
les techniques pour la composition. Il fit même, à partir d'une fugue de
Bach, une composition pour un orchestre symphonique, pour satisfaire à l'une
des exigences de son diplôme, avant de présenter, pour en finir, un récital
comme tromboniste soliste.
Pendant ces quatre ans d'étude à l'Université d'Indiana, Booker continua à
travailler d'une façon professionnelle avec les M.G.'s
pour des concerts, à New York ou à Chicago, ou pour produire de nombreux
enregistrements à Memphis. Ce n'était pas seulement pour gagner de l'argent,
mais aussi pour ne pas se faire oublier du public. Il avait toujours
travaillé, mais là il travailla encore plus, car il avait épousé Willette
Armstrong, une jolie étudiante de Gary (Indiana) et deux ans plus tard,
naissait un petit Booker T. III : « Je devais me dépêcher de devenir adulte
», explique‑t‑il en riant.
Lorsque Booker reçut son diplôme universitaire en 1966, le futur pour lui
avait des possibilités illimitées. Il aurait pu continuer ses études pour
pouvoir être professeur de musique à l'Université, une carrière qu'il
estimait. On lui offrit des places dans des orchestres symphoniques que très
peu de Noirs ont pu obtenir jusqu'alors. Mais Memphis était là où battait son
coeur, et donc il y retourna pour un travail à plein temps, comme musicien et
producteur chez Stax.

Le plus grand coup dans sa carrière arriva en 1968 quand on lui demanda de
composer la musique pour le film de Jules Dassin
Uptight,
un essai cinématographique à controverse sur l'activisme noir. Pour un tel
film qui se passait dans un ghetto noir et baignait dans les troubles
raciaux, il était nécessaire que la musique reflétât les humeurs du peuple
dépeint. Un musicien de soul noir devait être choisi, et ce fut à Booker T.
que l'on fit appel. « Si je n'avais pas eu toute cette formation musicale, je
n'aurais jamais pu le faire, admet‑il. Une technique très compliquée est
nécessaire qui engage non seulement la composition, mais le chronométrage de
séquences musicales qui devaient convenir à l'action sur l'écran. » La
musique il la possédait déjà, pour le reste il avait eu des tuyaux à
Hollywood, quand il travaillait sous les ordres de Quincy Jones, un Noir,
pionnier dans le domaine de la musique de films. Booker devint ainsi un des
plus jeunes compositeurs de musique de films.
André Prévin en était un autre.
Booker T. et les M.G.'s prirent l'avion pour Paris, pour faire la bande
musicale du film et plus tard, firent un album de cette musique à Memphis.
Booker jouait de l'orgue, du piano et il chanta pour la première fois pour
cet enregistrement.

45t français STAX 169048
En 1969, on offrit à Booker un « show » à la
télévision Getting it all Together (Mettons tout ensemble) où il fit
figurer les M.G.'s et lui‑même, ainsi que d'autres artistes Stax exploitant
la musique de Memphis de la même façon que l'on avait présenté la musique de
Detroit dans le show Motown Taking care of
Business (On prend les affaires en main) l'année d'avant.
En 1969 aussi, Booker se vit décerner le titre de « meilleur musicien sur le
clavier parmi les vedettes du Rock » dans la revue
Eye pour leur premier vote annuel et les M.G.'s
furent sacrés le meilleur groupe américain.
A un âge ou la plupart des hommes jeunes se demandent quelle tournure va
prendre leur carrière, Booker T. pourrait parfaitement prendre sa retraite.
Il vit sans jeter l'argent par les fenêtres et a déjà acheté à Memphis deux
maisons confortables, l'une à côté de l'autre, dans un district peuplé de
Noirs ‑ l'une pour ses parents, l'autre pour lui‑même et sa famille. « Mes
parents ont travaillé dur pour m'aider à réussir et je suis content de
pouvoir leur permettre de pouvoir s'arrêter cinq ans plus tôt dans leur
carrière de professeurs. » Booker et les M.G.'s sont très tenus par leur
travail de studio et donnent rarement des concerts. Booker gagne très bien sa
vie avec ses royalties et ses productions, et aussi comme membre de la
compagnie Stax. Mais il n'est pas d'une prodigalité folle comme cela a
souvent été le cas de ceux qui ont eu des succès tôt dans leur vie. Au
contraire, il investit dans des propriétés immobilières et l'on se doute
qu'il ne sera pas « trop fauché ». Sa plus grande admiratrice, c'est sa mère,
qui conserve un énorme matériel sur lui, depuis ses notes à l'école
maternelle jusqu'aux articles qui lui sont consacrés.