ALBERT KING

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Albert King est le musicien qu'Albert Goldman a appelé dans le New York Times « le plus grand musicien de la décennie ». Goldman a caractérisé la façon de jouer d'Albert King comme «la transformation du blues rural en surréalisme citadin». Dans le magazine Life, Goldman a dit d'Albert : «Il est la dernière grande figure dans l'histoire du blues rural américain.» Il décrit ainsi son style : «La note blue d'Albert King est si méchante, si cruelle, qu'après un quart d'heure passé sous son charme, l'on brûle de trouver une bouteille à casser et un visage à taillader.» I'épithète que Goldman applique à Albert King c'est «le plus grand, le plus "mauvais" (lisez le plus chouette) parmi les chanteurs de blues.»

 
Notons‑le bien, des jugements aussi excessifs sont souvent arbitraires et n'ont pas de raison d'être. C'est d'ailleurs injuste pour les autres. Néanmoins Albert King est tenu pour être l'un des meilleurs guitaristes et chanteurs de blues de notre époque.

 
Ce qu'il projette n'a pas seulement pris sur les hippies de la seconde vague, mais a trouvé aussi plus d'un acquiescement parmi leurs contreparties riches et qui se piquent d'être à la mode. Comme l'a écrit Richard Goldstein dans le magazine Vogue : «Les hippies du blues recherchent sans trêve les bayous boueux de la musique américaine pour satisfaire leur besoin de soul et ils ont finalement trouvé leur bonheur en Albert King.» Goldstein ajoute : «Cette façon de chanter le blues avec amour et d'une voix enrouée est assez habituelle aux interprètes noirs, cependant pour les auditeurs blancs ‑ qui souvent comprennent le blues comme une litanie que l'on récite avec une espèce de dévotion ‑ l'assurance insouciante de King est d'une nouveauté très efficace.»

 
C'est ainsi que sa musique est comprise, si souvent, par ses nouveaux admirateurs, mais pour Albert King, en tant que chanteur de blues noir, les marottes et la mode n'ont aucune importance. C'est la musique elle‑même qui compte et aussi le sentiment intime de savoir que les gens ont vraiment aimé ce qu'il a fait. Cette façon de penser est inséparable de la tradition du blues, car ce genre de musique a été jouée et chantée pour donner du plaisir aux autres, pendant des réunions familières aussi bien que pour faire de l'argent et, récemment, accéder au vedettariat. Albert King reste un homme de deux mondes, jouant pour un très grand public de jeunes Blancs, dans le Nord, tout en maintenant une popularité de longue date parmi les Noirs et quelques Blancs du Sud. Et lorsqu'il va se produire dans une ville comme Chicago, pour un public de gars «in», aux cheveux longs, dans un «cirque psychédélique» du quartier blanc, il va après la représentation, dans le quartier noir pour passer la nuit dans un motel noir. Comme tant d'autres «nouvelles découvertes» dans cette époque avide de musique soul, King n'a pas beaucoup modifié sa façon générale de vivre, malgré sa renommée. C'est peut‑être, en fait, sa façon simple de vivre les choses ordinaires ou extraordinaires, qui a contribué à le faire considérer comme un aussi grand artiste par ceux qui n'ont pas l'habitude de choses vraies ?
 

 
Un jour de passage à Memphis, Albert King entre dans un des bureau de Stax. Il ressemble à une montagne avec son mètre quatre‑vingt‑dix et ses cent vingt‑huit kilos. La noirceur de sa peau est aussi impressionnante que sa stature, et, peu soigneux de son costume trop grand, il ressemble à un genre de fermier endimanché, son épingle de cravate en diamant lui donnant en plus un petit air de joueur professionnel à la petite semaine dans quelque ville d'eaux. Comme on a entendu beaucoup de ce qui a été dit sur lui, l'on recherche instinctivement une ressemblance physique entre lui et B. B. King, car la question de savoir si, oui ou non, il est le demi‑frère de celui‑ci, reste pendante. Tout dépend de la personne que l'on consulte. Du camp de B. B. King, la réponse est «non», tandis que celui d'Albert répond « oui ». Et tout être humain, avec des usages, hésiterait à poser une question directe à ce sujet. Mais quoique Albert soit immense et B. B. presque petit, il semble toujours un peu bizarre que deux des plus grands artistes de blues du moment ‑ peut‑être les deux plus grands ‑ venant tous les deux du Mississippi, en passant par Memphis et ses environs, portent le même nom et, en tant que chanteurs, s'accompagnent sur des guitares, l'une que B. B. King nomme Lucille et l'autre qu'Albert appelle Lucy. Il y a même des similitudes frappantes dans leurs styles, quoique celui de B. B. soit plus urbain et plus influencé par le jazz. Cependant, et c'est une question de bon goût, on laisse la question de leur parenté pendante.

 
Albert installe son énorme charpente sur une chaise tandis qu'il raconte comment il vient de jouer au Fillmore East à New York et va retourner à Manhattan pour enregistrer une bande pour la publicité en musique d'une marque de cigarettes. Cet homme au type campagnard faisant des bandes pour des publicités ? Ça semble vraiment trop fort. Une fois assis Albert King parle de sa vie.

 
«Les gosses de nos jours peuvent faire des études et apprendre comment on peut réussir, commence‑t‑il sans changer son débit lent pour parler, mais, quand je commençai il n'y avait personne pour nous aider. Si on voulait former un orchestre, il fallait vite essayer de trouve quelqu'un qui puisse produire un son quelconque. J'ai été jusqu'au certificat d'études. Il fallait que je travaille. Ma mère était veuve. Si elle était encore en vie... Elle n'aurait à se soucier de rien. C'est la vérité.» Brièvement il dit qu'il est né à Indianola, Mississippi, ville qui s'honorait d'avoir tant de clubs, en fait des genres d'étables pour les week‑ends de Noirs à la recherche d'un dérivatif aux besognes fastidieuses et harassantes dans les plantations, qu'elle pourrait bien être appelée la capitale nocturne du Delta. Tout enfant, il déménagea à Forest City, Arkansas, qui est environ à soixante‑quinze miles de Memphis. Il se rappelle les impressions musicales de ces jours révolus.

 
«J'entendais tout le temps les blues, vous savez, j'étais un tout petit garçon, quand j'écoutais un chanteur de blues appelé Dorothy Dailey (un homme). A cette époque, Lonnie Johnson jouait à la guitare et Mercer D. était pianiste. Il gardait le tempo en tapant des pieds, jouait l'accompagnement de basse d'une main, de l'autre dessinait la mélodie et il chantait. On l'enregistrait. Si l'on l'écoute vraiment, il vous prend, car c'est un homme qui joue vraiment avec son coeur, vous savez ce que je veux dire ? J'ai l'album qu'il a enregistré à la maison, et le seul endroit où l'on puisse le trouver, c'est à Saint Louis. J'ai donné sept dollars pour l'avoir. A ce moment‑là, quand j'étais gosse, j'avais le même sentiment que les jeunes de maintenant. Je voulais le truc naturel... n'importe quoi mais qui était vrai. Puis je l'ai compris, mais si ce n'était pas le vrai truc, je ne voulais même pas écouter.»
 

 
Quoique Albert King eût beaucoup de plaisir à écouter de la musique il n'essaya pas de jouer avant qu'il fût adolescent.

 
«Je payai un dollar et quart pour ma première guitare (le mot est prononcé avec l'accent tonique sur la première syllabe). Je l'ai acheté à Forest City, dans la rue, à un autre gars. Lui l'avait achetée soixante‑quinze cents. Mais il voulait aller au spectacle avec sa poupée et avait essayé de m'emprunter un dollar, mais je n'avais pas accepté. Je n'avais pas de poupée, mais j'avais l'argent et je voulais la guitare. Nous nous sommes arrangés pour qu'elle change de propriétaire, pour un dollar un quart.
»

 
«chaque soir, quand j'avais fini de travailler je rentrais à la maison et je jouais sur cette guitare. Elle finit par être complètement usée et délabrée, mais je l'ai gardée et dès que j'eus gagné un peu d'argent, j'ai fait arranger ma guitare d'un dollar et quart, briquer, et astiquer. Je lui ai acheté une caisse et elle est à la maison maintenant.»

 
Pendant cette période et jusque dernièrement Albert King travaillait partiellement comme musicien, gagnant sa vie comme mécanicien sur un bulldozer. Lorsqu'il parle, il semble aussi fier de sa réputation de bon travailleur que de musicien.

 
«J'ai travaillé depuis que j'ai eu neuf ans ‑ dans les fermes principalement ‑ puis lorsque je grandis, je commençai à travailler dans la construction. J'ai aidé à construire le barrage à Grenade, Mississippi. J'étais un jeune garçon! C'est moi qui ai mis la dernière charretée de terre tout en haut de la digue. Mais quand je me suis mis en tête de jouer, je quittai Forest‑City et m'en allai à Little Rock, Arkansas. Tout le monde partait d'ici et s'en allait là‑bas parce qu'il y avait du bon boulot à l'époque vers 48 ou 49. Je m'achetai une autre guitare à Little Rock, Arkansas, avec un amplificateur. Je travaillais sur les digues et je conduisais un bulldozer. Je commençai à étudier sur cette guitare et les gens ne pouvaient pas dormir la moitié de la nuit. Ils gueulaient sans arrêt : " Arrête ton truc, espèce de... ! Tu ne dors donc jamais ? J'aimerais bien que ce truc se casse en mille morceaux. " Alors je pris la décision de former un orchestre. C'est à ce moment‑là que je partis pour Oceola (Arkansas) pour jouer. Je rassemblai un petit orchestre là‑bas, je baptisai l'orchestre In the Groove. Je savais jouer seulement deux airs mais je les jouais, vite ou lentement, je les jouais.»

 
Oceola, qui est en réalité éloigné de Memphis d'à peu près soixante‑dix miles était, dans l'estimation d'Albert King, «juste de l'autre côté de la rivière». De sorte que souvent il y allait avec son petit orchestre. La nostalgie le submerge et il sourit d'un grand sourire plein de dents en or, lorsqu'il se rappelle le Memphis des dernières années 40 avec sa fameuse Beale Street. «C'était du tonnerre, c'était " dingue ". Nous jouions dans Beale Street Park, Beale Street.»  Il a l'air de retourner avec plaisir le mot dans son esprit. C'est là qu'on peut trouver n'importe qui, n'importe qui... qu'on a envie de rencontrer. Il suffit de monter ou de descendre Beale Street. Si on ne le rencontre pas aujourd'hui, on le verra demain ou cette nuit. Beale Street c'était monstrueux ! Ouais ! Mais cela se passait autrefois. Ils avaient le One minute Cafe (le café à la minute). On entre avec quinze cents ou vingt‑cinq et on vous sert un repas si copieux qu'on ne peut pas tout finir. Il ne faut surtout pas laisser ce que l'on vous a servi pour aller chercher du sel. S'il faut vraiment aller chercher le sel au comptoir, il vaut mieux crier à quelqu'un de vous jeter la salière. Sinon, quand on revient, il n'y a plus rien sur votre assiette. Mais oui, je me souviens quand j'étais gamin, ils m'ont fauché plusieurs plats comme ça.»

 
En général, la vie était dure alors, mais c'était moins compliqué que maintenant.

 
«Les gages étaient peu élevés, tout était bon marché, et tout le monde trouvait cela normal. Les gens étaient... eh bien ils n'étaient peut‑être pas aussi compréhensifs qu'aujourd'hui, mais on pouvait faire n'importe quoi pour gagner cinquante cents. Par exemple, si on avait un boulot de jour et qu'on faisait trente dollars par semaine, ou trente‑cinq, on avait " un bon boulot ".»

 
L'orchestre d'Albert King commençait à s'implanter un peu dans la région de l'Arkansas à côté de Memphis, particulièrement à Oceola et il se rappelle :

 
«Les orchestres de Memphis venaient pour jouer quand j'avais mon petit orchestre. Bien sûr, quand ils jouaient je ne pouvais pas me produire parce qu'il n'y aurait eu personne pour venir m'écouter ; je devais fermer boutique et aller les écouter. J'ai commencé comme ça, mais je continuais à avancer ; je travaillais à un boulot de jour et jouais les week‑ends... parfois même pendant la semaine ; on gagnait pas mal ; je me faisais jusqu'à quatorze, quinze dollars par nuit. C'était en 54 ou 55. A ce moment‑là, je connaissais alors plus que deux airs mais je n'étais pas très fort, j'en connaissais cinq ou six. C'étaient surtout des compositions de quelqu'un d'autre ; je les aimais bien, je les apprenais, les chantais, les jouais. Je jouais assis, alors. Il rit de bon coeur : J'aurais raté toutes les notes, si j'avais essayé de jouer debout !»

 
Tout comme tant d'autres travailleurs itinérants, Albert King, parfois, saute d'une période à l'autre, de la même manière que ces travailleurs qui doivent se déplacer sans arrêt d'un pays à un autre, d'une ville à une autre pour tâcher de se faire une vie décente. Mais il s'efforce tout de même de placer les choses dans un ordre chronologique rudimentaire.

 
«Je quittai Oceola et m'en allai à South Bend, Indiana, en 62. Puis je quittai cet endroit et me trouvai à Gary, Indiana. J'ai commencé à travailler à une station‑service ; je ne suis pas resté trop longtemps, peut‑être six ou huit mois. A peu près en 62 ou 63 j'enregistrai un disque pour la Parrot Record Company : Lonesome in my Bedroom (Tout seul dans ma chambre à coucher). Je n'ai rien gagné avec ça, mais le disque s'est bien vendu, donc je commençai à être connu des autres musiciens. Muddy Waters et tous les autres, étaient déjà là‑haut à Chicago. Quand j'allais dans un endroit et voulais faire connaître ma présence, je n'avais qu'à entrer et, à la porte, leur dire : "je voudrais voir
Muddy Waters" et ils me disaient : " Votre nom ? " Je le leur disais et ils allaient le dire à Muddy qui se mettait à clamer au micro : " Nous avons Albert King dans la maison! Lonesome in my Bedroom ! " Je faisais le tour des orchestres et jouais avec eux tous, pour rien, seulement pour me faire connaître, mais j'étais heureux.»

 
«Quand j'étais à Gary, je fis la connaissance de
Jimmy Reed. C'était un disc‑jockey à l'époque. J'allais souvent le voir et il chantait un peu et moi je chantais un peu et nous allions souvent à Chicago pour jouer aussi.»

 
«C'était dans ces petits clubs où des gens s'interpellaient de vilains noms d'un bout de la pièce à l'autre et parfois quelqu'un avait envie de vous jeter une bouteille à la tête. Je me souviens, il y avait un endroit à Gary, où nous jouions une nuit, et nous menions un train d'enfer là‑dedans et la pépée du patron, elle était chouette ! Alors je lui fais du gringue et elle aimait ça, mais ce coco, il me surveillait tout le temps. Eh bien, cette même nuit nous étions en train de jouer, et voilà qu'un coco sort, se met debout sur un banc et tire un coup de pistolet par la fenêtre dans la salle et le coup atteint un type dans la bouche. J'étais sûr que c'était le patron qui avait voulu me tirer dessus et je me précipite dehors par la porte de service ! Jimmy Reed s'était mis à hurler : "Ne tire donc pas pendant que je chante !" Mais moi j'avais disparu !»

 
Ceci se passa pendant la période où Albert King enregistra quelques thèmes qui eurent une grande popularité parmi les amateurs de R & B. Quelques‑uns étaient sur disques Veejay, enregistrés à Chicago.

 
«J'ai enregistré Baby you don't have to go (Chérie, tu n'as pas à partir) avec Jimmy Reed. Ensuite j'ai joué de la batterie avec les Spaniels. C'est l'instrument que je jouais avant de prendre la guitare et j'avais un groupe appelé les Dutones. Vous vous souvenez peut‑être de Shake a Tail Feather (Remue une plume de ta queue). Si vous vous souvenez d'un autre groupe appelé les Tabs, vous vous rappelez They did Kill that roach (Ils ont bel et bien tué ce cafard) eh bien, j'ai leur premier chanteur comme guitariste avec moi, maintenant!»

 
A un certain moment pendant ces années, et l'on ne peut pas le savoir exactement, selon le récit d'Albert, il quitta la région de Chicago et s'en retourna à Oceola, Arkansas.

 
«C'est à ce moment‑là que j'ai vraiment réuni un bon petit orchestre et commencé à faire des affaires, et je pensais en moi‑même que si je pouvais, avoir quelque argent, j'irais à Memphis pour y prendre des musiciens pour mon orchestre. C'était une bonne idée. J'avais eu des gars qui avaient joué pendant quatre ans avec moi, parce qu'on sait que je paie régulièrement mes musiciens ; je n'ai jamais essayé de les truander. J'ai eu jusqu'à sept musiciens dans mon orchestre, avec trois soufflants. Nous jouions dans les cabarets pour Blancs par toute la région de l'Arkansas. C'est ainsi que nous avons gagné notre fric. Nous jouions pour des Noirs, par exemple, le dimanche soir. Mon groupe a pu être maintenu, mais cela me coûta beaucoup d'argent et de maux de tête. Bon Dieu! je ne veux pas recommencer ça, oh non! Un musicien qui vient, vous dit qu'il va vous quitter, alors, il faut le baratiner ! "Je vais te donner plus d'argent, mais ne le dis pas aux autres !  J'ai vraiment eu ma part d'empoisonnement !»

 
Ce fut dans les premières années 60 qu'Albert commença à gagner une véritable popularité dans la région du Sud‑Ouest comme chef d'orchestre et chanteur de blues.

 
«Ma réussite s'est vraiment faite à partir du moment où je retournai à Saint Louis. Cela se passait après mon retour dans l'Arkansas pour environ deux semaines. A Saint Louis, je montai un petit groupe ‑ batterie, basse, piano et moi‑même. Nous avons joué dans des cabarets et la compagnie appelée Bobbin enregistra quelques‑uns de mes morceaux et ils se sont bien vendus, donc je formai mon orchestre uniquement avec des musiciens de Saint Louis. En ce moment‑ci, si vous allez à Saint Louis et que vous demandez qui a eu le meilleur orchestre, on vous répondra Albert King. J'avais un orchestre du tonnerre et il y a une année et demie, je m'en suis séparé, car je n'en avais pas besoin lorsque je commençai à me produire dans les " shows ". Et maintenant, je dois rajouter des instruments soufflants dans mon orchestre actuel. Cela vous montre comment les choses changent.»

 
Ce fut avec cet orchestre de Saint Louis qu'Albert King enregistra ses tubes tous conçus dans un style très noir et, parmi eux Blues at Sunrise (Le blues au lever du soleil), Let's have a Natural Ball (Allons nous amuser d'une façon naturelle), Ooh‑ee Baby (Oh la, la, chérie) et Traveling to California (En voyage pour la Californie).
 

                                    Lucy .....

 
Quoiqu'un critique l'ait indélicatement appelé B. B. King arrivé tardivement, Albert, lui aussi, a joué depuis bien longtemps. A vrai dire, c'est seulement depuis deux ans qu'il a acquis une grande réputation dans le pays, et son succès, qui a atteint son apogée l'année dernière, date de la sortie de son disque acclamé par les connaisseurs
Live wire : Blues Power (Fil électrique vivant : le pouvoir du blues). Pourquoi alors l'accabler ? Albert King salue une personnalité comme clé de son succès :

 
«J'ai enregistré pour cette firme‑ci depuis à peu près cinq ans et c'est ici que j'ai obtenu les meilleurs résultats. AI Bell, c'est lui qui a tout fait. Maintenant je joue avec des musiciens comme Jimi Hendrix et Janis Joplin... c'est fantastique ce qu'elle peut travailler, cette fille, c'est terrible. Tous deux des gens vraiment très chouettes.»


   Al Jackson & Albert King


L'après‑midi a laissé la place au soir et
AI Jackson Jr., le drummer des M.G.'s, qui est le producteur des enregistrements d'Albert King, a rejoint son collègue plus âgé. Il y a un contraste marqué entre la façon d'être de Jackson, à la fois affable et homme d'affaires et le naturel très paysan d'Albert King. Ce n'est pas simplement une question de génération qui sépare le chanteur de blues qui a dépassé la quarantaine, du musicien producteur, qui n'a pas atteint la trentaine. Leur maturation, leur expérience de la vie sont très différentes. Ce sont les conditions de vie actuelles qui ont permis aux jeunes d'avoir plus confiance en eux‑mêmes et d'évaluer leurs talents respectifs par des références différentes. Cependant, il y a une étrange affinité entre les deux hommes et leurs opinions quoique exprimées dans des langages dissemblables ont plus de points communs que de divergences. Ils commencent une discussion impromptu sur le soul et ses relations avec la musique à succès des Blancs, tandis que l'auteur donne aussi son avis ou pose une question à l'occasion :

 
KING. ‑ En ce moment vous avez quelques‑uns de ces musiciens blancs jouant le blues qui sont bons, comme Elvin Bishop et... et comment s'appelle l'autre jeune gars ?

 JACKSON. ‑ Eric Clapton.

 K. ‑ Ouais, Eric Clapton. Et comment s'appelle le gars... le gars du... Drapeau Electrique ?

 J. ‑ Tu dois penser à Mike Bloomfield.

 K. Ouais! Mike Bloomfield. Il peut jouer tellement comme B. B. (King), c'en est pathétique! C'est la vérité. Maintenant ce sont à peu près les seuls que je connaisse qui sont vraiment « chouettes ». Oh ! il y a bien quelques gars blancs qui jouent de la basse et de la batterie et c'est vraiment ça ! Ces gars ils sont dans le coup. Je ne mens pas. Par exemple, ce bassiste qui joue avec Jimi Hendrix : Jéésus Christ Tout Puissant ! Il y avait aussi un petit groupe sous‑estimé qui faisait partie du show pendant deux soirs lorsque nous jouions dans l'Ouest, mais de toute façon, il y avait ce gars qui jouait sur deux batteries.

 GARLAND. ‑ Deux batteries ?

 K. ‑ Il était en maillot de bain! et il jouait sur deux batteries !

 J. ‑ On double les toms on emploie deux grosses caisses et l'on s'assied au milieu.

 G. ‑ Avez‑vous déjà essayé ça ?

 J. ‑ Non.

 K .‑ Mais il joue! Il joue vraiment. Et il y a des jeunes gens qui peuvent jouer de l'harmonica. Il y en avait un qui voulait partir sur la Côte avec moi ; je ne pouvais pas le prendre avec moi. Mais j'ai des bandes qu'il a enregistrées avec moi. Il joue comme un fou ! Une autre fois je jouais à Detroit, Michigan. Je suis sur scène et il y avait dans la salle un jeune gars blanc qui jouait de l'harmonica à côté de sa fiancée. Alors, je l'ai fait venir sur scène et nous avons fait une jam session! Comme autrefois, il y a bien longtemps.


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 G. ‑ Quand j'ai écouté les M.G.'s enregistrer dans le studio, j'ai trouvé difficile, sinon impossible, de faire la différence entre le son que produit un Noir de celui que produit un Blanc.

 K. ‑ C'est ce que j'allais dire. Il faut « faire gaffe » à Steve (Crooper), je vous jure qu'il faut « faire gaffe ». Il vous entend jouer deux, trois fois, et ça y est, il a tout pigé, n'est‑ce pas, Al ?

 J. ‑ C'est vrai.

 K. ‑ Et quand on trouve l'un de ces musiciens country and western qui viennent et jouent du blues, souvent c'est du vrai de vrai, mon vieux, c'est le vrai truc ! J'ai eu un saxophoniste, quand on l'a vraiment poussé à jouer, oh là là, c'était du tonnerre !

 J. ‑ Le saxophoniste dont tu parles est né et a vécu dans le Mississippi. Il joue du ténor, de la guitare et du violon. Il s'appelle Gene Parker. Il a joué pendant des années, par ici, et il a travaillé avec nous, ici, au studio, pendant des années aussi, et pour je ne sais quelle raison, il s'est dit qu'il n'arriverait à rien du tout, alors il s'en est retourné dans le Mississippi et s'est mis à travailler comme fermier à nouveau.

 K. ‑ Comme fermier ? Quelle honte et moi qui le voulais pour jouer avec moi.

 J. ‑ La première fois que je l'ai rencontré, c'était des années après avoir connu Albert King. Mais Gene Parker m'invite chez lui et il ne jouait que des albums d'Albert King et de B. B. King. Il jouait encore du ténor à l'époque, mais il apprenait à jouer de la guitare en écoutant ces albums. Tout au commencement, il était un violoniste de musique country and western et je suppose que c'est comme cela que ça a commencé, parce que cette musique est la racine de la musique populaire des Blancs, mais une fois que le gars a vécu cette vie de musicien, alors il a entendu aussi notre genre de soul. Il se produit alors une combinaison extraordinaire. Ce que je crois, c'est que le soul provient des racines profondes d'où sort le gars, de quelque couleur qu'il soit. Il a son propre soul. Mais dans le marché blanc des disques d'aujourd'hui ‑ le marché généralement parlant ‑ pour le terme soul, on pense seulement aux Noirs. Mais me basant sur ce que nous venons de dire, je dirai que le soul n'a pas de couleur. C'est une question de contact. On apprend à un gosse blanc une chose sur le racisme et une fois qu'il s'est frotté à une autre race, il trouve que ce n'est pas du tout ce que Papa et Maman lui ont dit. Et quand on en vient à la musique c'est un fait connu que la musique est un langage international. Des musiciens peuvent jouer ensemble, sans faire du tout attention à la couleur de l'autre. Ils ont quelque chose en commun. C'est leur vie, la musique. On peut toutefois suivre des voies différentes une fois qu'on a quitté le podium, mais tant qu'on y est, on est ensemble. Le mot soul est employé avec un sens trop large, car je ne crois pas qu'un musicien quel qu'il soit, ait une définition absolue pour le mot soul. Chacun croit quelque chose, mais c'est un mot difficile à définir.

 G. ‑ Des gens ont employé le terme soul pour décrire ce qui est naturel et expressif, quelque chose qui n'est pas simplement des notes les unes à la suite des autres.

 K. ‑ On ne peut pas dire mieux. Ça, c'est le soul.

 J. ‑ C'est la base. On est soi‑même et on fait son propre « truc », comme il disent.

 K. ‑ C'est comme quand je suis sur scène et que je joue ; je peux dire tout de suite quand je joue quelque chose que les gens n'aiment pas trop. Je ne le joue pas longtemps, je m'arrête. Et je le sens, quelque thème que cela puisse être ou quelque public que ce soit, je sens s'ils l'aiment, dès que je commence à jouer.

 G. ‑ Je vous ai vu jouer devant les publics blancs et en comparaison des publics noirs, il semble qu'il y ait peu de réaction manifeste, peu de mouvement et ils ne semblent pas s'amuser autant, ni être autant avec vous.

 K. ‑ Pas pendant qu'on joue, mais ils le montrent après qu'on a fini de jouer. Ils vous respectent. Ils s'assoient et ils écoutent. Comme cette fille à San Francisco, une nuit quand je jouais le blues, elle s'asseyait là et elle pleurait. Et la même chose se passa une autre nuit à Chicago : j'avais bu deux ou trois petits godets et je me sentais vraiment bien, vous savez, et j'ai joué le blues aussi bien que j'avais bu. Vraiment je pensais à la maison. J'étais fatigué vous savez. Et j'ai vraiment joué cette nuit‑là sur ma guitare Lucy, et il y avait une jeune fille qui était là à m'écouter ; elle pleurait et disait : "Je ne sais pas quels doigts vous avez. » Je regardai mes mains, puis je la regardai et dis : « Eh bien, je n'ai que mes doigts. » Le public ce soir‑là ne voulait pas que je quitte la scène et c'est pourquoi je dis, cela devait être plein de soul. Et ils l'ont senti ; je me sentais bien après leur réaction à ma musique, car je savais qu'ils l'avaient «pigée».

 J. ‑ Le même genre de chose s'est produit pour moi (avec les M.G.'s) que pour toi, à San Francisco. La majeure partie du public était blanc, mais la compréhension était merveilleuse parce que ce qui se passe c'est que n'importe quel public, de quelque couleur qu'il soit, est composé d'individualités. On peut jouer des morceaux qui plaisent aux uns et d'autres morceaux qui plaisent à d'autres. D'habitude, ils auront la courtoisie d'écouter et d'applaudir. Mais une fois ou l'autre, on tombe sur « ce  » morceau qui plaît à tout le monde ; c'est au‑delà de la couleur et de l'âge et voilà ce qu'est le soul. Maintenant qu'est‑ce qui se passe de nos jours et je ne sous‑estime pas le blues ‑, mais prenez, par exemple, le marché de nos jours. Comment se fait‑il qu'autant de jeunes Blancs aiment les blues ? Mais prenez un groupe de jeunes Noirs du même âge et vous vous apercevrez qu'ils ne l'aiment pas de la même façon, parce que toute leur vie ils les ont entendus. Les blues c'est eux. Il y a des années, lorsque ces jeunes Blancs étaient les mêmes, leurs parents leur interdisaient d'écouter les stations de radio noires. Ils pouvaient écouter seulement les stations émettant de la musique pop. Mais maintenant même, les stations de musique pop jouent aussi de la musique noire et ils l'entendent et ils l'aiment, car c'est différent de ce qu'ils avaient l'habitude d'entendre. Plus il y a de Blancs qui l'écoutent, plus il y aura de musiciens blancs qui apprendront à jouer de cette façon.


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 K. ‑ Ils y seront obligés, parce que c'est tellement puissant. C'est ce que je dis dans mon album Blues Power (Le pouvoir du blues), si vous prenez juste le temps d'écouter les blues, chaque mot que l'on dit concerne quelqu'un à qui c'est arrivé, quelque part, et que vous connaissez... à moins que ce soit à vous que c'est arrivé. Au lieu d'en parler, on le chante et on est appelé à le chanter avec sentiment. Tenez, écoutez‑moi bien je peux m'asseoir ici et simplement imaginer que vous, Phyl, vous avez un mari qui vous bat tous les jours et qui vous prend tout votre argent et vous travaillez dur! Ou encore je peux imaginer que vous êtes réellement tombée malade et que vous avez quatre ou cinq gosses et que votre mari est parti pour se marier avec quelqu'un d'autre. Je me mets à penser à cela parce que vous êtes, mettons une amie. Alors, je me mets vraiment à votre place et je ressens tout ce que vous ressentez. Et si j'étais à votre place, je ferais comme vous. Et voilà ce que je pense, dans le fond de ma pensée, quoique je sois seulement en train de chanter.

 G. ‑ Ceci peut être une simple conjecture, mais il me semble que plusieurs jeunes Blancs sont appelés à se tourner vers ce genre de musique et l'ouverture à la vie que cela représente, parce que tout ce qu'ils ont vu dans leur propre environnement semble si artificiel et vide. Mais, ici, dans les blues, ils découvrent quelque chose de si vrai et humain et qui les rassure par son honnêteté.

 J. ‑ C'est vrai. Pourquoi vouloir peindre les saletés avec de belles couleurs ?

 K. ‑ Car quelqu'un va regarder sous les belles couleurs et voir la vérité.

 J. ‑ C'est ça. Alors, pourquoi mentir ? On aime mieux la vérité, on peut s'y habituer et se battre et trouver sa voie.

 K. ‑ C'est pourquoi on voit tant de hippies, car c'est ce qu'ils appellent faire leur propre « truc ». Quand je joue pour eux je ne peux faire autrement que me laisser aller. Ils ne demandent pas que j'aie des chaussures bien briquées ou une cravate ; je suis seulement propre ; je pourrais porter un beau costume, mais j'aurais l'air d'une andouille à jouer pour eux, avec un costume. Je vais sur scène et ils m'acceptent tel que je suis. Je pourrais quitter mes chaussures et aller sur scène nu‑pieds du moment que je joue et que je leur plais.

 J.  ‑  D'ailleurs, qu'achètent‑ils, les vêtements ou une individualité ? Doit‑on tout « habiller » pour le faire accepter aux autres ? Ne peut‑on l'accepter à l'état brut ? Si on ne le peut pas, alors c'est que cela ne valait pas la peine d'être accepté de toute façon. Mais quelques‑uns d'entre nous, avons commencé la vie avec un don, dont nous devrions être fiers et ce don c'est d'être noirs, parce que le jour où nous sommes nés, la vérité nous a été jetée par le travers de la figure.

 K.‑ C'est vrai.

 J.‑ Nous savions ce que nous devions endurer pour réussir dans la vie, parce que le jour où nous sommes rentrés de l'hôpital et que nous avons ouvert nos yeux, nous avons vu la maison minable dans laquelle nous devrions vivre et de l'autre côté de la rue, cette grande et belle maison, et, déjà, nous avons su que quelque chose n'allait pas.

 K. ‑ Il fallait le savoir, parce que si tout était parfait et que l'égalité n'était pas un vain mot, tu aurais pu naître dans une grande et belle maison blanche.

 J. ‑ Et en même temps, l'on se demande pourquoi ce gosse qui est né dans la grande et belle maison blanche... pourquoi à chaque occasion qu'il trouve, ce gosse vient à la maison minable pour jouer avec ce gosse noir. La vraie signification de l'amour est dans cette maison minable où il y a une famille dont les membres vivent, ensemble, tous ensemble. Comme dit le vieux proverbe, la famille qui prie ensemble reste ensemble. Et la même chose se voit chez les jeunes de nos jours et explique leurs réactions. Le ghetto est là pour une bonne raison et il restera là, à jamais, quoi que vous fassiez pour le repeindre ou le nettoyer, il sera toujours là. Vous ne pouvez rien y changer! 

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Il est maintenant très tard. Des bruits continuent à sortir du studio qui fonctionne sans trêve. Malgré l'heure tardive, un petit groupe un peu défraîchi de jeunes est assis dans l'entrée, attendant Dieu sait quoi, dans leurs chemises froissées, leurs pantalons en accordéon et leurs chaussures éculées. « Etes‑vous chanteur ? » demande‑t‑on à l'un d'eux sans note de provocation.

 
 « Non, j'écris des chansons », répond‑il, tandis que l'étincelle d'espoir brûle et continue de brûler au‑delà des confins de la nuit.

 

 

 

© les photos des 6 pages "L'ENREGISTREMENT À MEMPHIS" sont Copyright: STAX SITE - DEANIE PARKER - RON CAPONE -  MICHAEL OCHS ARCHIVES - STAX-VOLT/FANTASY,inc - SHOWTIME ARCHIVES, Toronto -  + archives JPP-PRODUCT

 

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