Les
musiciens se voient de différentes façons. Certains, les plus rares,
sont des artistes, prêts à n’importe quel sacrifice pour protéger
l’intégrité de leur art. D’autres sont des poseurs qui adoptent la
posture de l’artiste sans l’art, et qui ainsi attirent la partie du
public qui aime se prendre au sérieux sans l’être. Et ensuite il y a ces
interprètes qui n’entrent dans aucune de ces catégories, mais qui se
voient comme des entertainers, des hommes de spectacles. Ils ne
prétendent pas viser une quelconque qualité artistique, mais sont
sincèrement et explicitement attachés à la satisfaction de leur public
et à leur succès. Ainsi était Otis Redding.
Redding désirait profondément le succès et la sécurité, titre d’un de
ses premiers succès (Security). Pour les obtenir, il est devenu
un homme de spectacle, ce qu’il savait le mieux faire. Peut-être
voyait-il cela comme sa porte de sortie d’une vie lugubre comme membre
de la classe laborieuse de Macon en Géorgie.
Cependant,
en tenant compte de ces motivations, il n’est pas du tout étrange de
constater que Redding a développé un style profondément personnel,
intime, et loin d’être aussi commercial qu’il aurait pu l’être. Et ce
que cela indique est que Redding ne s’est pas attaché à ne faire que ce
qui pouvait le rendre populaire. Il ne pouvait pas. Il n’avait pas les
capacités qui lui auraient permis de savoir toujours le sens du vent et
de suivre cette direction. Sa compréhension de la musique n’était pas
quelque chose qu’il pouvait déclencher à la demande, en fonction des
succès du moment. Je pense qu’Otis ne pouvait pas s’en empêcher : la
musique faisait trop partie de lui. Il était en réalité un artiste
« populaire » (« folk ») et il ne pouvait échapper au climat musical qui
l’a entouré toute sa vie, et à partir duquel il a créé sa propre
musique.
La
volonté de faire le bien est une caractéristique de tous les artistes
soul, car ils ont tous la même expérience, James Brown autant que
Wilson Pickett et autant que Redding lui-même. Tous viennent des zones rurales
du Sud. Leur culture musicale est limitée à la musique populaire,
country and western, blues, gospel, et une partie de la pop. Et ils ont
du construire eux-mêmes leur style propre à partir de ces expériences
réduites. Les limites de leurs contacts adolescents avec la musique leur
enlèvent souvent toute possibilité d’être réellement adaptables. Ils
n’ont pas le choix : ils finissent par mettre tout ce qu’ils ont dans la
forme musicale dans laquelle ils ont choisi de s’exprimer. Le manque
d’intellectualisation et de détachement qui est nécessairement un
élément de ce type d’expression est responsable de l’extraordinaire
personnalité de la musique qui en résulte. La musique soul ressemble à
la musique folk par son absence de conscience d’elle-même. Et c’est de
l’art, quand bien même l’artiste ne chercherait pas à faire autre chose
que divertir.
Sam Cooke
Otis
Redding était le plus récent, le plus influent, et le plus talentueux
d’une longue lignée de tels musiciens. Il a construit son style à partir
de deux de ses prédécesseurs réellement importants :
Little Richard, son
idole d’enfance, et Sam Cooke. Pendant l’enfance de Redding, qu’il a
passé à Dawson et à Macon, en Géorgie, Little Richard était en train
d’inventer son style de rythm ’n’ blues dynamique et criard et de le
placer au sommet des classements pop. Richard étant également natif de
Macon, il a fait une forte impression sur Otis. Cette influence peut
être entendue le plus directement sur son premier album,
Pain in my
Heart, enregistré en 1962 et 1963. Sur ce disque, il y a plusieurs
morceaux qui sonnent tellement comme Little Richard qu’il est difficile
de croire que c’est réellement Redding qui chante.
Il
n’a pas fallu longtemps à Redding pour dépasser cette dépendance
vis-à-vis de Little Richard, mais il n’est jamais totalement sorti de son
amour pour Sam Cooke, ni de l’influence de la musique de Cooke. Cooke
était la plus grande vedette dans son genre de 1957, année de son n°1
dans les hit-parades You send me, à sa mort tragique de 1964. Il
n’y a pas de star soul qui ne le considère pas comme une influence
stylistique majeure ; la majorité dirait même qu’il est la seule
influence importante. Il avait une voix douce et chaude, qui pouvait
être insupportablement personnelle même en interprétant les chansons
les plus médiocres. Redding a inclus des chansons de Cooke sur tous ses
albums sauf un, et l’un des morceaux les plus populaires dans ses
spectacles était toujours Shake de Sam Cooke.

Les
débuts de Redding dans le show business sont une histoire simple. Il a
fait son apprentissage dans un groupe appelé Johnny Jenkins and the
Pinetoppers. A la fin de son adolescence, il est devenu le chanteur du
groupe et a accumulé de l’expérience en jouant pour le public exigeant
du circuit des associations d’étudiants des universités du Sud. En 1962,
Jenkins devait enregistrer un morceau pour Atlantic records sans
Redding, mais il a demandé à Otis de le conduire jusqu’à Memphis, où les
sessions étaient prévues. Quand Jenkins a fini son enregistrement, il
restait 40 minutes de temps de studio. Otis a eu la permission
d’enregistrer une chanson qu’il avait écrit et intitulée
These arms of
mine. Cela devint la première publication d’Otis et lança sa
carrière solo. Memphis devint sa base d’enregistrement, et il a fait
tous ses enregistrements avec les musiciens merveilleux qui avaient joué
sur These arms of mine, c’est-à-dire
Booker T Jones and the MG’s
et les cuivres des Mar-Keys. Il a aussi commencé à écrire en
collaboration avec Steve Cropper, le guitariste des MG’s, tôt dans sa
période Memphis.
Entre
1962 et 1964 Redding a enregistré une série de ballades soul. Ces
chansons étaient marquées par des paroles sentimentales sans complexe
demandant le pardon ou suppliant une petite amie de venir à la maison.
Les titres sont révélateurs : Souffrance dans mon cœur (Pain in my
heart), Monsieur Pitoyable (Mr Pitiful) et Voilà combien mon
amour est fort (That’s how strong my love is), le dernier des
meilleurs enregistrements d’Otis. Ce type de morceaux est assez
populaire avec les acheteurs de disques afro-américains des villes. Il
devint vite connu comme « Mr Pitiful », d’après la chanson à succès, et
gagna la réputation d’être le meilleur interprète de ballades soul.
Le
grand saut d’Otis, autant comme artiste que comme star, intervint en
1965, une année cruciale pour la musique pop, marquée par l’avènement
des Rolling Stones. Ce fut aussi l’année pendant laquelle la soul
moderne a commencé à prendre forme. Pendant l’été 1965,
Midnight
Hour par Wilson Pickett (enregistré avec les même musiciens utilisés
par Redding) est monté dans les hit-parades, et
James et les Flames nous
disaient que « Papa avait un nouveau truc » (Papa’s got a brand new
bag). De plus, les Stones reconnaissaient l’importance de la musique
soul en tant que base pour le nouveau rock en publiant Out of our
heads, qui incluait leur version de tubes de Solomon Burke,
Don Covay, Marvin Gaye et Otis. Enfin l’été de 1965 a vu la publication par
Otis de sa plus belle composition personnelle,
Respect.
Respect
était un succès dans les hit-parades soul. Artistiquement, il s’agit
d’un disque puissant, entraînant, qui illustrait la qualité détendue du
son de Memphis à son meilleur. Le chant d’Otis était frénétique,
puissant et séduisant. Cela l’a sorti de l’impasse des ballades purement
soul, et, avec I’ve been loving you too long (sa meilleure
ballade soul), constituait le stade ultime de son développement
artistique. Il s’agissait du premier disque qui était purement Redding.
Il était maintenant indépendant et ne s’appuyait plus sur le style de
personne. Il n’en avait plus besoin.
Jerry Wexler & Aretha Franklin
Malheureusement pour Redding, l’Amérique blanche attendit
Aretha
Franklin et 1967 pour apprécier Respect. Mais le succès considérable des
enregistrements de Redding dans le marché noir indiquait que sa plus
grande chance de succès auprès du public pop serait avec les chansons
rapides. Les ballades lentes, éloquentes et majestueuses qu’il chantait
si bien demandaient tout simplement trop de patience de la part d’un
public d’autoradio. Otis fit succéder à Respect sa version
surexcitée de Satisfaction, retournant aux Stones l’admiration
qu’ils lui avaient montrée. Les Stones ont proclamé que la version de
Redding était la meilleure qu’ils aient entendue. Cela devint sa
meilleure vente de 45 tours, et si les DJs blancs qui contrôlaient la
radio de banlieue l’avaient diffusée plus souvent, le disque aurait pu être
un énorme succès.
Mais
Otis se heurta là à un dernier obstacle sur la route du succès complet,
à la suite de Chuck Berry et
James Brown. Aucun de ces artistes ne fait
de la « jolie » musique. En fait certaines personnes la trouvent
vulgaire. La majorité du public blanc n’était pas prête pour lui.
Malgré cela, Otis Redding était un artiste de scène extrêmement
populaire. Il avait le circuit du ghetto – Harlem, Watts, et Roxbury – à
ses pieds. Il était à l’aise financièrement et possédait un grand ranch
à Macon. Malgré tout, je suppose que la célébrité lui importait autant
que l’aspect financier, comme il le dit dans sa version de
My Girl
des Temptations, où il chante « je n’ai pas besoin d’argent, tout ce
dont j’ai besoin c’est ma célébrité ».
Il a
continué à publier des ballades, alors même qu’il savait que les
morceaux rapides étaient la clé du succès dans le marché pop, comme ses
amis chez Stax, Sam and
Dave l’avaient récemment prouvé avec leur disque
d’or pour Soul man. Redding aimait sa musique, et, lorsqu’il en
parlait lors d’interview, faisait preuve d’une compréhension approfondie
de ce dont il s’agissait. Le trait principal de la soul moderne était,
selon Redding, son rythme martelé (stomp). Le shuffle à l’ancienne était
un anachronisme ; seul un de ses disques importants reposait dessus :
Shake. Mais au delà de sa compréhension musicale des impératifs de
son style propre, Redding n’a jamais eu aucun doute sur son objectif en
tant qu’homme de spectacle. Il croyait à la communication. Chaque
instrument technique qu’il a créé était conçu pour développer ses
capacités à communiquer. A la racine de la conception de la
communication de Redding, il y avait la simplicité. La musique de
Redding était toujours délibérément simple. Directe, non-intellectuelle,
honnête et concise.
En
1965, le style de Redding atteint sa maturité artistique. Tôt dans
l’année, son album Dictionnary of soul, avait été publié. La
pochette était typique du mauvais goût des pochettes Stax-Volt, mais le
disque à l’intérieur était le meilleur jamais venu de Memphis, vraiment
un des meilleurs enregistrements pop de la décennie. C’est certainement
le meilleur exemple de soul moderne jamais enregistré.

Dictionnary
of soul
indiquait finalement que si Otis pouvait avoir du succès en dehors du
public soul habituel, ce devrait être parce que la musique soul avait du
succès avec le public pop. Redding n’allait pas changer sa musique. Il
savait comment faire son truc, aimait ça, était déjà reconnu pour ça, et
savait que son tour viendrait. On peut douter que l’idée d’altérer son
style pour augmenter ses ventes de disque lui ait traversé l’esprit. Il
avait perfectionné son truc personnel : sa grammaire vocale, son rapport
avec ses accompagnateurs, et sa musique linéaire et totalement
impliquée. Sur Dictionnary, le résultat de cette perfection est
évident tout du long. Religieux dans son intensité émotionnelle, il
exprime un mode de vie. Les compétences maîtrisées avec lesquelles sont
interprétées les ballades soul, notamment You’re still my baby et
Try a little tenderness, sont particulièrement impressionnantes.
Il chante le blues comme personne sur Hawg for you, et insuffle
une nouvelle vie au Day Tripper des
Beatles. Il s’agit du sang et
des tripes de Redding, et n’importe qui entend Dictionnary
reconnaît sa grandeur.