BEST nov 1968

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Best n°5
16 novembre1968

      

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Dans le ciel froid de décembre 1967, un petit avion en perdition plonge à toute vitesse vers le sol et s'écrase comme une pierre sur la surface sombre du lac Michigan, labourant l'eau glacée de son fuselage démantelé. Il n'y aura qu'un survivant, un jeune Noir hébété qui ne se souvient, de rien, qui ne réalise pas encore que tous ses compagnons sont morts, que les Bar‑Kays sont morts, qu'Otis est mort.

 Il y a maintenant un an qu'Otis Redding est mort. Il continue à chanter, puisque ses disques sortent toujours aussi régulièrement, mais on ne peut s'empêcher de penser, en les écoutant, qu'ils ne sont rien de plus qu'un artifice destiné à prolonger un peu l'illusion de la vie. La voix ne s'est pas encore tue, elle ne se taira d'ailleurs sans doute jamais, mais l'homme est mort. Et Otis Redding, ce n'était pas seulement un chanteur, c'était aussi un homme. Et pour ceux qui l'ont connu, ou simplement approché, la perte de l'homme est sans doute plus importante que celle du chanteur. Personnage étonnant parce que simple dans un milieu où la simplicité est une qualité rarissime, Otis savait séduire sans effort tous ceux qui l'approchaient, par sa vitalité étonnante, par son grand rire franc, par sa simplicité extrême. Lui qui fut peut‑être le plus grand artiste des quelques années passées, il avait su rester humain, étranger aux caprices de vedette. Contrairement à beaucoup d'autres, il donnait l'impression d'être heureux de ce qui lui arrivait et paraissait vous en remercier quand c'était à vous de le remercier. Et il a fallu que ce soit lui qui disparaisse, quand sa carrière commençait à peine, quand il avait encore tellement de choses à dire. Les disques restent, bien sûr, mais ils ne suffisent pas, ils ne servent qu'à nous faire regretter encore un peu plus cet homme débordant de vie et que nous commencions seulement à connaître et à aimer.

 Mais on ne peut rien y faire, nous sommes bien obligés de rester là, avec nos disques et nos souvenirs. Souvenirs de deux passages à Paris, dans un Olympia archicomble, devant un public qui rarement fut aussi heureux que ces deux soirs‑là. Car Otis savait communiquer son bonheur à ceux qui l'écoutaient, sans provocation et sans concessions de mauvais goût. Il suffisait qu'il apparaisse, géant débonnaire en gilet de velours, pour que tout semble brusquement clair et beau, pour que bien chanter devienne un jeu d'enfant. Bonheur à double sens, car je crois bien que notre joie à tous le rendait encore plus heureux que nous. Et quand il chantait, comme personne ne l'a jamais chanté, «I can't get no satisfaction», il fallait vraiment faire un effort pour le croire tant il rayonnait de joie et de contentement. Pas le contentement de l'artiste qui sait avoir réussi son spectacle, non, celui de l'homme qui s'émerveille de voir qu'on l'aime tant, que son amour est payé de retour.
 

          
 

 Le rideau est tombé bien trop tôt sur Otis. On n'a pas manqué de comparer son destin à celui de deux autres grands chanteurs tôt disparus : Eddie Cochran et Buddy Holly. On peut effectivement trouver des éléments communs : comme ces deux derniers, Otis est mort en pleine ascension, alors qu'il était le meilleur représentant d'un style musical au succès grandissant. Mais plus que des comparaisons inutiles ou des regrets également inutiles, il faut s'inquiéter du futur. Le parallèle s'arrêtera t‑il là, ou bien continuera‑t‑il? Eddie Cochran et Buddy Holly avaient rapidement trouvé des successeurs dignes d'eux en Elvis Presley, Bill Haley ou Little Richard, qui ne tardèrent pas à égaler, sinon à dépasser, la gloire de leurs maîtres. En sera‑t‑il de même pour Otis Redding ? Qui lui succédera ? Quelqu'un, peut‑être, un jour, il faut l'espérer. N'empêche qu'à l'heure actuelle ce successeur n'a pas encore fait son apparition. Mettons à part James Brown qui ne peut être un successeur puisqu'il chantait avant Otis et que de toute façon, aussi extraordinaire soit‑il, il est tout de même limité à un genre qu'Otis avait justement essayé de dépasser : le R'n'B. Wilson Pickett ? «Chauffeur» extraordinaire, il semble malheureusement n'être que cela, dépourvu de cette tendresse qui était une des grandes qualités d'Otis. Non, ni Arthur Conley, ni O.C. Smith, ni Sam and Dave, ni Junior Walker, ni Joe Tex, ni tous les autres ne semblent pouvoir être autre chose (ça n'est déjà pas mal), que de remarquables interprètes. de R'n'B. Ce qu'Otis n'était déjà plus vraiment au moment de sa mort. Otis savait écouter tout ce qui se faisait autour de lui, d'où que ça vienne, et il savait choisir ses influences sans autre critère que celui de la qualité. Sans doute s'était‑il aperçu que le R'n'B ne lui suffisait plus, qu'il lui fallait chercher autre chose en plus, c'est‑à‑dire sans renier la musique qui avait fait son succès et qu'il aimait plus que toute autre. Ses interprétations de succès des Beatles ou des Stones sont là pour le prouver. «Dock of the bay» et «Try a little tenderness» aussi, qui marquent une importante évolution de son style, une évolution vers la Pop Music telle qu'on la conçoit en Angleterre ou sur la côte ouest des Etats‑Unis. Essayer de rénover et de raffiner le R'n'B était un pari que seul Otis pouvait tenir, et malheureusement, un an après sa mort, il en est toujours de même, comme si le temps s'était arrêté.
 

       
 

 Personne ne s'est engagé sur la voie qu'il avait tracée, et il est difficile d'en vouloir à ceux qui n'ont pas osé. La succession est lourde, très lourde, trop lourde pour qu'on prenne le risque de la revendiquer. Il faut tout de même souhaiter que quelqu'un s'y risquera un jour, sans quoi on risque de voir le R'n'B retomber pour quelques années dans une période d'oubli comme il en a déjà connu et qu'il ne mérite pas.

 Peut‑être que l'évolution se fera dans l'autre sens, après tout. Otis, chanteur noir de R'n'B avait tenté de rejoindre la Pop Music sans tour­ner le dos à SA musique. Lui mort, peut‑être qu'un de ces jeunes chan­teurs blancs qui chantent maintenant le blues réussira, lui, la jonction. Ce serait le monde à l'envers, mais la Pop Music et le blues en ont vu d'autres. Bien sûr, personne ne remplacera jamais Otis, personnage et chanteur hors du commun. Mais il n'aurait certainement pas aimé que l'on fasse de lui une idole figée à tout jamais sur son piédestal de marbre. Lui qui était la vie même, il n'aurait pas compris que la vie ne continue pas, même sans lui, ou que l'on éprouve la moindre tristesse en écoutant ses disques. En moins de vingt‑quatre ans, il nous a laissé dix fois plus de bonnes chansons qu'un bon chanteur n'en laisse en cinquante ans. Il n'y a pas de quoi être triste...

Claude Gémet.

                        

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STEVE CROPPER ou LE SOUVENIR D'OTIS REDDING

 

Grand, mince, la démarche athlétique, des yeux très clairs, un verre de bière à la main, de passage pour trois jours à PARIS, c'est STEVE CROPPER. Dans un club de Saint‑Germain, je le rencontre, et avant de lui parler, je l'observe. Faisant tourner son verre dans sa main gauche, il paraît assez intéressé par le disque qui passe actuellement, celui des CREAM. Je le regarde avec une certaine émotion, car, à travers lui, il me semble entendre la voix d'OTIS REDDING, puisqu'il est le compositeur de la plupart des chansons d'OTIS. Et puis le dialogue s'engage, dialogue pendant lequel il me dira qu'il ne peut justement pas me parler d'OTIS, car pour lui, c'est beaucoup plus qu'un ami, ou qu'un membre de sa famille : «Otis, c'est des années de travail ensemble, des années qui, hélas pour lui, ont été aussi courtes que des minutes». Il a été pendant toute la carrière d'OTIS, son producteur et pour lui la plus belle chanson est «The dock of the bay» qu'il a composé en collaboration avec OTIS.

 Puis, ne voulant pas trop s'étendre sur ce sujet, il me donne aussitôt la composition des M.G's et BOOKER T. A la basse : DUCK DUNN; à la batterie, c'est le clown de l'équipe AL JACKSON junior ; à l'orgue BOOKER T JONES, et à la guitare bien sûr : STEVE. Avant BOOKER T, pour STEVE, il y a eu les MAR‑KEYS avec qui il avait enregistré «Last night». Il y avait dans ce groupe WAYNE JACKSON à la trompette ; ANDREW LOVE au sax ténor; JOE ARNOLD au sax lui aussi. Maintenant STEVE n'a pas beaucoup de temps de libre, il passe très souvent près de dix heures par jour en studio, le reste de son temps, il le répartit entre la composition de nouvelles chansons, et à s'occuper de ses productions. A présent STEVE produit EDDIE FLOYD, MABLE JOHN, STAPLE SINGERS, RUFUS THOMAS et toujours les enregistrements d'OTIS.
 

Dans le club où nous sommes, commence à passer «
Stone free», ce qui me permet de lui poser une question qui me tenait à coeur : Que penses‑tu de JIMI HENDRIX guitariste ?

 ‑ Beaucoup de bien, il a vraiment des qualités de guitariste que j'apprécie. Mais je connais JIMI depuis 1961, donc bien avant qu'il ne soit célèbre. Un jour il était venu me trouver dans un studio pour me montrer quelques‑unes de ses chansons et elles m'avaient beaucoup plu. Clapton a lui aussi de très grandes qualités, mais j'ai quand même une petite préférence pour IIMI.

 ‑ Y a‑t‑il d'autres guitaristes que tu aimes bien ?

 ‑ Oui, STEVE STILLS et JEFF BECK, mais pour toutes les séances de mes productions, je fais toujours appel à BOBBY WOMACK, lui c'est vraiment un guitariste extra, d'ailleurs il fait chez ATLANTIC les séances de WILSON PICKETT et d'ARETHA FRANKLIN.

 ‑ Quelles sont les chansons que tu préfères parmi tes compositions ?

 ‑ «MIDNIGHT HOUR» j'aime beaucoup et je joue dans le disque de WILSON, ensuite comme je le disais tout à l'heure «The dock of the bay».

 ‑ Y a‑t‑il des disques que tu écoutes souvent ?

 ‑ Oui, surtout deux. Le premier est de DEEP FEELING, et le second est le disque de CHUCK BERRY «School days», d'ailleurs j'ai joué pendant toute la séance de ce 33 tours et j'aime bien l'entendre.

 Mais hélas notre entretien allait devoir s'arrêter là, car il était quatre heures du matin lorsque arrivèrent BRIAN AUGER et son bassiste, et quatre heures du matin, n'est‑ce pas l'heure rêvée des musiciens pour faire «le boeuf» ?

 

Charles Sudaka.

 

Best - BP n°336 / 75 Paris (13e) / parution un samedi sur deux / numéro 5
16 novembre 1968 / fondateurs : Gérard Bernar & Jacques Morlain

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un grand merci à Jean Louis Rancurel pour le prêt de ce numéro rarissime
 

                

 

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